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Actualités - REPORTAGES

Portrait - L'homme qui a révolutionné la politique sociale et l'administration au Liban Heureux qui comme Joseph Donato(photo)

Il faudrait cloner cet homme. C’est le dernier des humanistes. Il faudrait cloner Joseph Donato, ce serait un acte d’utilité publique. Indiscutablement. Il faudrait le cloner, parce que ce qu’il a concrétisé, sous la présidence du général Fouad Chéhab, en matière de politique sociale et d’action humanitaire, a mille fois plus fait pour la coexistence islamo-chrétienne, pour la paix civile au Liban, pour l’intégration, la tolérance, le droit à la différence et l’acceptation de l’autre que n’importe quel discours. Que toutes les plus belles promesses de tous les dirigeants libanais réunis. Et puis Joseph Donato a un mystère. Son éternelle jeunesse. Sa culture. Ses yeux qui n’arrêtent pas de pétiller. L’intelligence striée de ce qui devient de plus en plus introuvable : la bonté. Et tout cela a été érigé en arme absolue pour pallier les carences d’une population, celles, parfois, pathétiques, de l’État. Il y a des «retraites», des absences – une conception vraie de la politique, un travail, une intelligence, une (pré)vision – qui se font cruels, en ces temps de diète où le Liban a besoin, urgemment, de mains fortes. De fortes mains. Une chose encore : Joseph Donato est un merveilleux conteur, un magicien. Et il a été décoré hier de l’Ordre national du Cèdre. Joseph Donato nous a accordé un entretien dans son café-QG, sa cantine, son bureau, «c’est là que je prépare mes cours pour l’université», ses Marlboro Lights qui se suivent, qui se ressemblent, «Fouad Chéhab était aussi un très grand fumeur». Avec Joseph Donato, il ne faut absolument pas espérer avoir une conversation suivie, lui, c’est par dizaines qu’il les ouvre, les parenthèses, les ferme parfois, et tout simplement, il nous emmène partout où il a été. «Ma ville préférée ? Certainement le Beyrouth qui n’est plus». Nostalgique ? «Oui, mais une nostalgie tout sauf léthargique, ma nostalgie est plutôt une poussée en avant, elle est motrice». Mais il reste toujours certains petits quartiers, «où il y a encore un peu de convivialité, de simplicité, d’accueil, on vous offre parfois un café, on vous invite à une partie de tric-trac…». Il y a Paris aussi. Le Paris de sa jeunesse, 1948-1949. Quand Paris était un feu de joie, les auteurs, les chansonniers, se comptaient par dizaines. «La première fois que j’ai rencontré Juliette Gréco ? Le premier choc a été exaspérant, la Gréco pieds nus, son chat sur les épaules, marchant place de l’Opéra…». Joseph Donato a été le premier directeur général de l’Office du développement social, «je l’ai proposé à celui qui l’a créé, le général Chéhab». Avec Joseph Donato, Ibn el-Donato comme l’appelait le troisième président de la République depuis l’indépendance, il faut s’attendre à trois allusions par minute à Fouad Chéhab, «le plus grand que le Liban ait connu depuis Fakhreddine.» Donato, outre l’Office de développement, a contribué à créer la Sécurité sociale, le plan vert, le Conseil de la fonction publique, «en fait, l’ossature de fond de l’État, la fonction publique et l’inspection». Joseph Donato a dépolitisé le fonctionnariat. C’était quoi l’Office de développement social ? «Il s’agissait de ceinturer le Liban de services essentiels, qui manquaient, services sociaux, médicaux, liés à l’infrastructure, pour empêcher les Libanais de regarder de l’autre côté de la frontière, toute la frontière». L’exemple type de l’action de Joseph Donato s’appelle Wadi Khaled, au Nord, un appendice pratiquement logé en pays syrien. «Les habitants de Wadi Khaled n’avaient même pas de cartes d’identité, on les sollicitait une fois tous les quatre ans pour les élections. Ils étaient 10 000, dont pratiquement 9 900 repris de justice. Les armes pullulaient à Wadi Khaled. Un jour, on les a avertis qu’un représentant de l’État allait venir les rencontrer et qu’il détestait les armes, toutes les armes. C’était moi. Je suis arrivé en hélicoptère, me suis retrouvé agglutiné dans une foule armée, hurlante, j’ai été entraîné, happé, sous une tente, on nous a offert le café, sur un grand plateau que j’ai entièrement renversé, coup de génie ou inconscience extrême, je ne sais pas, dans tous les cas, c’était une offense majeure, ils me fixaient furibards, je leur ai dit que c’était de bon augure, et je leur ai parlé…». Joseph Donato leur a parlé de tout ce qui leur manquait, de l’essentiel surtout, un centre médical, avec un médecin à demeure et une infirmière pour les soigner, «j’ai choisi la plus laide pour éviter tout problème…» Il leur a demandé, comme à tous les Libanais, une participation en argent ou en nature. «Nous l’avons construit, ce centre, avec leur collaboration, parce qu’il fallait qu’ils aient ce sentiment d’appropriation du projet, qu’ils sachent que l’État n’était qu’un partenaire, et ça, ça les a rendus vigilants, attentionnés, jaloux de préserver leur projet». Et lorsque le bâtiment a été achevé, il fallait, pour Donato, célébrer cela par un désarmement officiel, «sous la première pierre, c’est un revolver qui a été enterré». C’est encore possible tout ça aujourd’hui ? La réponse de Joseph Donato ne s’est pas fait attendre, comme une inattendue promesse. «Oui». Au début des années 60, il n’y avait aucun spécialiste du développement. Joseph Donato a créé un centre de formation pour les animateurs sociaux qui allaient ensuite s’installer dans les régions où il y avait un projet à réaliser. «Il fallait qu’ils s’intègrent et qu’ils établissent quelque chose de primordial : la confiance. Les projets étaient discutés entre les spécialistes et la population, notamment les jeunes». Joseph Donato a fait des jeunes, de leur place dans un Liban idéalement uni et tolérant, ainsi que de leur participation à la réalisation d’une politique sociale pionnière, la pierre angulaire de son action. «Et les fruits passeront la promesse des fleurs», ces mots de Malesherbes, Donato les a faits siens, instituant une véritable campagne d’information auprès des jeunes qui finissaient par accepter de consacrer trois semaines de leur été à la concrétisation de ses initiatives sociales. «Il y eut un grand retentissement à l’Unesco, les jeunes français, italiens, anglais, syriens, américains débarquaient au Liban pour aider, contribuer, au même titre par exemple que les religieuses libanaises qui se retroussaient les jupes pour travailler dans les champs, ou que le père Grégoire Haddad». Et un principe, constant, que Joseph Donato a toujours appliqué à la lettre : envoyer des chrétiens dans les villages musulmans, des musulmans dans les villages chrétiens, «éveiller la compréhension, l’amitié, la confiance, éléments indispensables pour la reconstruction du Liban, celle-ci n’est pas uniquement matérielle, elle est aussi basée sur l’acceptation de l’autre, elle est communion». Autre parfait exemple de l’intelligence, de la justesse de l’action de Joseph Donato : Aramta, qui a bénéficié à l’époque d’un projet de développement, «il en avait particulièrement besoin, et comme c’est un village entièrement chiite, nous avons envoyé des travailleurs sociaux chrétiens». Donato raconte : «Un jour, le père Grégoire Haddad, qui faisait partie des travailleurs, a fait dresser une table pour la messe. Le cheikh et le moukhtar du village se sont presque vexés, ils lui ont immédiatement proposé la mosquée, et c’est là qu’il a célébré son office. Et puis le 4 août 1963, les musulmans fêtaient la naissance du Prophète, j’ai fait dire au responsable de chantier, un chrétien, de prendre l’initiative de décorer le village et d’organiser une grande fête populaire. Les habitants d’Aramta étaient estomaqués, et tout le village a célébré la nuit entière». Donato poursuit : «Quelques jours plus tard, une délégation de cheikhs est arrivée à mon bureau, me remerciant pour cette initiative, et insistant pour me rendre la pareille. J’ai fini par leur proposer, s’ils voulaient montrer qu’il n’y avait qu’une seule famille au Liban, de fêter chaque 14 août l’Assomption. Et cela a été fait». Au-delà de toutes ces anecdotes, il n’empêche édifiantes, il est attristant, et rageant, de voir qu’aujourd’hui, au Liban, à l’aube du troisième millénaire et avec tous les problèmes que ce pays connaît, il n’y a pas l’équivalent de Joseph Donato, de ce très grand commis de l’État qu’il a été pendant si longtemps. Ou alors, s’ils existent, ils ne s’expriment pas. Ou plus. Pourquoi ? Joseph Donato a un secret. Certainement. Et jusqu’à présent, il aura passé sa vie à essayer de le partager. Décidément, il faudrait cloner Joseph Donato.
Il faudrait cloner cet homme. C’est le dernier des humanistes. Il faudrait cloner Joseph Donato, ce serait un acte d’utilité publique. Indiscutablement. Il faudrait le cloner, parce que ce qu’il a concrétisé, sous la présidence du général Fouad Chéhab, en matière de politique sociale et d’action humanitaire, a mille fois plus fait pour la coexistence islamo-chrétienne,...