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Actualités - REPORTAGE

SOCIÉTÉ - Pour que Noël n’oublie personne Rifaq el-Darb, ou comment meubler la solitude des têtes blanches vivant dans la misère(photos)

Avant de devenir seuls, vieux et complètement démunis, ils avaient une vie. Certains avaient fréquenté des écoles, voire des universités privées, d’autres avaient de grandes propriétés et des amis influents. De leur passé, ils n’ont gardé que le souvenir. Beaucoup d’histoires qu’ils se plaisent à raconter pour se donner courage peut-être, ou pour se prouver encore qu’avant de les jeter dans la misère, la vie les avait un peu gâtés. Sélim, Léon, Wadia’, Rosine, Marcelle et des dizaines d’autres sont pris en charge par Rifaq el-Darb. Une association qui a vu le jour il y a un peu moins de dix ans à Achrafieh. Ses membres étaient tous étudiants et ils avaient décidé de s’occuper des personnes âgées, démunies et seules de leur quartier, non loin des rues Monnot et Abdel Wahab el-Inglizi. Ils rendaient visite aux têtes blanches démunies, les aidaient dans les tâches ménagères et les travaux de plomberie, leur assuraient des médicaments, leur organisaient des messes et des dîners, et les invitaient au restaurant pour Noël leur offrant cadeaux, cotillons et... un véritable déjeuner de gala. Dix ans plus tard, rien n’a changé. Les membres de Rifaq el-Darb sont toujours là, présents auprès des laissés-pour-compte, qui deviennent de plus en plus nombreux chaque année. Les activités de l’association ne touchent plus uniquement les têtes blanches démunies d’un seul secteur d’Achrafieh. Les messes et les déjeuners mensuels, organisés chaque mois par les membres de l’association au premier étage de l’ancien bâtiment de l’Université Saint-Joseph, rassemblent plus d’une centaine de personnes, des vieux qui habitent, notamment, la Quarantaine, Dora, Nabaa, Aïn el-Remmaneh et Bourj-Hammoud. Ils viennent pour déjeuner et ils communiquent leur adresse aux membres de l’association qui iront leur rendre régulièrement visite. Car l’objectif essentiel de Rifaq el-Darb est de meubler la solitude des têtes blanches. De plus, depuis quelques années, ce sont des familles dans le besoin, des couples accompagnés de leurs enfants en bas âge qui viennent pour un plat chaud. Wadia’ a plus de quatre-vingts ans. Coquette, elle n’avoue pas son âge. Elle habite une toute petite maison insalubre et humide à la Quarantaine, louée à 180 dollars le mois. «C’est ma nièce qui paie mon loyer et elle m’a offert un téléphone portable», dit-elle, exhibant fièrement le cadeau. Wadia’, qui fume deux paquets de cigarettes par jour, n’a pas renoncé, malgré tout, aux petits plaisirs de la vie. «Je suis robuste, les trois quarts de mes os, mes côtes, mes bras ou mes jambes ont été remplacés par du platine», raconte-t-elle sans états d’âme. Wadia’, qui se déplace à l’aide de deux cannes, se plaint rarement. «La vie m’a beaucoup donné quand j’étais jeune. J’ai eu de la chance, et rares sont les personnes qui ont été aussi comblées que moi», dit-elle, fière. Elle fixe ensuite le plafond qui n’a pas résisté aux premières pluies et suinte sur son matelas. «Regarde dans quelle situation je me retrouve», soupire-t-elle. «La nuit, j’étais incapable de me déplacer. Je ne me suis pas levée. La voisine est venue ce matin, elle m’a aidée… Ce soir je dormirai sur le canapé, c’est plus sec», indique-t-elle, décidée. Wadia’ était infirmière, durant la guerre, sous les obus et entre les barricades, elle assurait des médicaments aux miliciens. «Chacun luttait à sa manière et je devais – avec mes médicaments – sauver les blessés», raconte-t-elle. Elle peut parler des heures durant de ses souvenirs de militante ou encore de la situation politique actuelle… Et ce n’est pas tout. Il semble que Wadia’, surnommée «depuis toujours» «Cheikha», ait côtoyé quelques grands de la République. «J’étais belle, je plaisais beaucoup aux hommes, mon mari est mort à Dubaï. Quand il était là, je sortais tous les soirs, je faisais la fête jusqu’au petit matin», raconte-t-elle. Oui, elle a «connu» d’autres hommes, qui lui ont – entre autres – offert des diamants. Qu’a-t-elle fait de l’argent laissé par son mari et des autres petits cadeaux? «J’ai tout claqué, j’ai profité de ce que la vie m’avait donné, j’ai vécu sans faire du mal à quiconque et je garde jusqu’à présent la tête haute», répond-elle. «Avec toute ma pauvreté, je suis incapable de mendier. Parfois je reste trois jours sans manger. Je préfère avoir faim qu’aller quémander du pain», dit-elle. «Cheikha» ne sort que rarement de chez elle. Elle a beaucoup de mal à se déplacer et, pour prendre part aux messes et déjeuners mensuels organisés par Rifaq el-Darb, elle se fait conduire jusqu’à Achrafieh par un membre de l’association. Elle ne demande plus rien à la vie, prie pour la Miséricorde et s’accroche à ses souvenirs. Des économies pour un cercueil Sélim a 74 ans. Il vit seul dans le secteur de l’hôpital Saint-Georges, à Achrafieh. Son épouse est morte, il y a plusieurs années, et son fils est parti à Marseille. Sélim, qui a occupé divers emplois de mécanicien et de chauffeur, se débrouille très bien en français et en anglais. Des langues qu’il a apprises chez ses divers employeurs, notamment l’armée britannique et des grandes familles de Beyrouth. Sélim, qui anime les déjeuners de Rifaq el-Darb en chantant, perd rarement son sens de l’humour et sa bonne humeur. «J’essaie de meubler mon temps comme je peux, je vais deux fois par jour à la messe, le matin et le soir», dit-il, relatant une journée ordinaire. «Tôt avant la messe, je me rends chez des religieuses à Accaoui où je prends ma douche et mon petit déjeuner», poursuit-il. Souvent, il rentre ensuite chez lui pour passer la journée, attendre le soir pour aller encore une fois à l’église. Parfois, à midi, il va – pour un plat chaud – aux Restos du cœur. «Souvent les voisins m’invitent chez eux à manger. Même si j’ai pris un repas ailleurs, je ne décline pas l’invitation. J’aime les bons plats!», s’exclame-t-il en souriant. «Et puis j’aime beaucoup parler aux gens, blaguer, chanter...», ajoute-t-il. Qu’est-ce qu’il aime encore? «Travailler. Je suis capable de faire n’importe quel métier, plombier, menuisier, cordonnier, éboueur, mécanicien, chanteur, chauffeur, d’ailleurs mon permis de conduire est toujours valable…mais à mon âge plus personne ne veut m’engager», indique-t-il. Le septuagénaire aime aussi l’argent. «J’aimais tellement dépenser que je n’ai jamais mis un sou de côté», dit-il sans regret, ajoutant, «mais j’ai tiré la leçon de mes erreurs, il y a quelque temps, je me suis mis à économiser de l’argent.» Pour faire un projet? Oui, un ultime projet. «Je mets de l’argent de côté pour m’acheter un cercueil. C’est la meilleure assurance. Au moins, sur ce point-là, je veux être tranquille», dit-il sans pour autant perdre de sa bonne humeur. La phrase qu’il vient de lancer ne semble pas perturber ses voisins de table, venus eux aussi prendre part au déjeuner mensuel de Rifaq el-Darb. Bien au contraire, ils trouvent que Sélim a «amplement raison» qu’il fait «le meilleur investissement possible». Léon, qui vit à Bourj-Hammoud, a peur «de tomber malade parce que je sais qu’il n’y a personne pour s’occuper de moi», dit-il. Léon ne s’exprime qu’en français. Il y a bien longtemps, il avait suivi, durant cinq ans, les cours de la faculté de médecine. Ensuite, il avait occupé le poste d’enseignant de français, de physique et de chimie. Licencié ensuite, il s’est mis à rédiger des romans, des poèmes et des recueils de prière qu’il tente en vain de faire publier. Léon ne s’est pas marié, ses parents sont morts et son unique frère vit au Canada. Il n’a pas d’amis. «C’est très simple, quand vous n’avez plus de revenus, vous perdez vos amis et vos proches, non parce que les gens sont faux ou cupides mais parce que vous n’avez plus les mêmes centres d’intérêt», indique-t-il. Et d’expliquer: «Quand vous êtes pauvres vous ne sortez plus, vous vous demandez où et comment vous allez manger, les autres ne s’inquiètent pas de ces choses-là.» Ça fait bien longtemps que Léon n’a pas reçu des invités. «La maison est humide, elle dégouline d’eau de partout, comment voulez-vous que les gens viennent chez-moi?» demande-t-il. Que fait-il de ses journées? «Je prie, je vais à la messe et j’écris. J’ai même écrit des analyses sur le sommet francophone», répond-il. Léon a beaucoup du mal à dormir la nuit, surtout qu’il entend – de plus en plus souvent – «les voix qu’il a dans la tête». «Ça ne me lâche pas, depuis la guerre, c’est comme ça; les médecins m’ont prescrit des médicaments en me disant que ce que j’ai est incurable», se plaint-il. Je n’ai pas eu la possibilité d’enterrer ma fille Marcelle, 45 ans, vit avec sa mère Rosine, 87 ans. Marcelle aussi ne peut pas vivre sans ses psychotropes. Elle parle et se déplace difficilement. «J’étais belle avant la guerre», dit-elle, répétant parfois les phrases de sa mère. Les deux femmes vivent dans une sorte de chambre d’une superficie de six mètres carrés (2 x 3), sans fenêtre, dans un immeuble de Sioufi. Le local est tellement petit qu’elles sont obligées de dormir tête-bêche quand la nuit tombe. Une autre chambre sert de cuisine et de salle de bains. C’est l’octogénaire qui s’occupe des travaux ménagers, de la vaisselle à la lessive. «Avant, quand je suis arrivée à Beyrouth, je travaillais chez les gens, je faisais le ménage, mais maintenant je suis fatiguée», dit-elle. Rosine n’a pas passé toute sa vie dans la misère. Elle est originaire du Chouf. C’est à l’issue de la guerre de la montagne qu’elle s’est retrouvée dans la capitale. «On avait une grande maison, une ferme avec des porcs, des poules, des brebis et beaucoup de vergers», dit-elle. N’a-t-elle pas reçu des indemnités du ministère des Déplacés? Elle ne sait pas, ce sont ses fils qui s’occupent de l’affaire. Rosine a trois fils qui lui rendent très rarement visite. Mais elle leur trouve des excuses. «Ils sont au chômage, vieux et ils ont des enfants», dit-elle. «J’avais aussi une fille. Elle était blonde, belle comme le jour, elle a été tuée sous les yeux de sa sœur, elle avait 20 ans... Je n’ai pas eu le temps de l’enterrer, je devais fuir à Deir el-Qamar, je lui est juste couvert le visage d’un drap avant de partir», raconte-t-elle. Elle se tait, baisse la tête, porte les mains au visage, balbutie quelques mots. Rosine refuse de dire un mot de plus sur ce passé. Elle veut parler de son village de Brih avant la guerre et de sa vie après son arrivée à Beyrouth. Rosine et Marcelle vont deux fois par jour à la messe. Le reste de leur temps, elles le passent dans leur chambre sans fenêtre, décorée d’images de plusieurs saints. «En été, on s’installe parfois dehors devant l’entrée, c’est de loin plus agréable, mais maintenant il fait froid», indique Rosine. La mère et la fille vivent depuis plus de quinze ans dans cette chambre à Sioufi. «Le propriétaire de l’immeuble a été très gentil, dit-elle, quand il a entendu mon histoire, il ne m’a plus demandé de payer le loyer; je me suis mise à laver les escaliers et l’entrée pour lui exprimer ma gratitude, mais maintenant je suis devenue trop vieille pour travailler.» Les habitants de l’immeuble ne lui rendent pas souvent visite. «Mais les jeunes de Rifaq el-Darb sont toujours-là, je les aime comme s’ils étaient mes propres enfants», indique Rosine. «À chaque visite qu’ils me rendent, ils arrivent avec des paquets pleins les bras. Certains d’entre eux se sont mariés, ils ont des responsabilités à assumer, ils devraient être plus égoïstes», indique-t-elle. «De plus, durant les déjeuners de l’association, ma fille Marcelle a droit à un traitement spécial, c’est la seule qui reçoit un soda à l’orange», raconte-t-elle. Rosine se souvient du premier déjeuner de Rifaq el-Darb. «Au retour, les jeunes m’avaient donné des kilos de fruits», dit-elle. Elle se rappelle aussi – avec un grand sourire – les excursions annuelles organisées par l’association pour les têtes blanches, des déjeuners au restaurant et des cadeaux reçus pour les fêtes de fin d’année. Au cours de l’année écoulée, l’association a annulé quelques-unes de ses activités, notamment les deux excursions annuelles et les après-midi au soleil de l’été. Au cours de la saison chaude, les têtes blanches étaient invitées à passer un après-midi par semaine à la terrasse des locaux de l’association pour prendre jus et desserts et pour jouer aux cartes et au trictrac. «Les têtes blanches démunies qui s’adressent à nous sont de plus en plus nombreuses», indique Joe Tawtel, président de Rifaq el-Darb. «Au cours des années précédentes, on pouvait leur offrir des cadeaux de Noël et organiser plus d’activités en comptant sur nos propres moyens. Actuellement, cela devient de plus en plus difficile», ajoute-t-il. Il faut signaler pourtant qu’une nouvelle activité a vu le jour dans les locaux de l’association. À chaque saison, l’association reçoit des vêtements de personnes plus nanties que les têtes blanches. Les pièces sont nettoyées, repassées et déployées comme dans un véritable magasin. Les personnes seules et démunies n’ont plus qu’à faire leur shopping, sans payer. L’association, qui n’offre jamais de l’argent, veut surtout rendre plus douce et moins solitaire la vie de ceux qui, rongés par la vieillesse, n’ont plus beaucoup de temps à vivre. Rifaq el-Darb mise sur les moments de qualité et les petits plaisirs qui permettent parfois aux plus fatigués et aux plus usés de réaliser que, malgré tout, ils sont toujours en vie. Patricia KHODER Vous pouvez contribuer à rendre leur Noël plus chaleureux Il y aura une dinde et une bûche, et d’autres plats traditionnels… Il y aura du cotillon et de l’animation… Miss Liban, Christina Sawaya, qui a consacré son année aux personnes du troisième âge, sera au rendez-vous. Comme chaque année, les routiers du Collège Notre-Dame des Frères Furn el-Cheback, relevant des scouts du Liban, et les élèves des classes terminales de Notre-Dame de Jamhour mettront la main à la pâte. Le jeudi 26 décembre, plus de 600 personnes du troisième âge, seules et démunies, se retrouveront au restaurant Zad el-Kheir, à Jounieh, pour un véritable déjeuner de gala. L’espace d’une journée, elles oublieront la vieillesse, la pauvreté et la solitude. Vous pouvez les aider. À l’occasion des fêtes, afin de financer son déjeuner de gala et ses activités tout au long de l’année, Rifaq el-Darb vend des cartes «Pour que Noël n’oublie personne», à 15000 livres l’une. Chaque carte vendue permettra à une personne du troisième âge, seule et démunie, d’oublier, l’espace d’un instant, les tristes épreuves vécues au quotidien. Car la somme recueillie ne permettra pas seulement à Rifaq el-Darb d’inviter une personne de plus à la table de Noël, mais aussi elle contribuera à l’organisation de diverses activités tout au long de l’année, notamment les excursions hors de Beyrouth, les déjeuners mensuels, les desserts hebdomadaires avec jeux de cartes et même l’achat de médicaments… Avant, quand l’association avait les moyens et quand les personnes démunies et seules étaient moins nombreuses, les têtes blanches recevaient de véritables cadeaux de Noël, notamment des pantoufles, des foulards, des torches électriques... Cette année, les jeunes membres de Rifaq el-Darb voudraient bien offrir un véritable cadeau, mais les moyens manquent terriblement… Il ne dépend que de vous de rendre le Noël des têtes blanches, voire leur douze mois à venir, plus chaleureux. Il suffit d’acheter des cartes de vœux de Rifaq el-Darb. Les membres de l’association sont prêts à vous livrer ces cartes à domicile. Pour plus d’informations, contactez les numéros suivants: 03/624645 – 03/522058.
Avant de devenir seuls, vieux et complètement démunis, ils avaient une vie. Certains avaient fréquenté des écoles, voire des universités privées, d’autres avaient de grandes propriétés et des amis influents. De leur passé, ils n’ont gardé que le souvenir. Beaucoup d’histoires qu’ils se plaisent à raconter pour se donner courage peut-être, ou pour se prouver encore...