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Actualités - OPINIONS

ÉTUDE - Le troisième rapport de l’Observatoire libanais de la mémoire - Quand la paix civile s’avère nuisible à ceux qui survivent par la discorde

L’Observatoire de la paix civile, créé par la Fondation libanaise pour la paix civile permanente en 1999, vient de publier son 3e rapport annuel (août 2000 – août 2001), fruit d’une recherche collective entreprise par une équipe de 18 universitaires, chercheurs, publicistes et acteurs de terrain, et d’un séminaire de synthèse. Les travaux de l’Observatoire pour les trois années 1999-2001 paraîtront, vers fin 2001, dans le vol. 17 des publications de la fondation. Nous publions ci-après un extrait, rédigé pour L’Orient-Le Jour par le professeur Antoine Messarra, directeur de l’Observatoire (les intertitres sont de la rédaction). Quel est aujourd’hui le niveau d’immunité de la société à l’encontre des risques de reproduction d’une guerre civile ou interne au Liban ? Sur la base de plus de 125 indicateurs du pacte libanais de coexistence, la recherche documentaire vise à déterminer les pôles de stagnation, de régression ou de progrès dans la consolidation de la paix civile dans un pays qui a connu une guerre, ou plutôt des guerres, entre 1975 et 1990 et dont il continue aujourd’hui à vivre les séquelles. La population visée par l’Observatoire, ce sont les jeunes d’après-guerre et d’après-paix et pour lesquels la devise «plus jamais» doit être davantage explicitée par les survivants qui ont vécu dans leur chair les souffrances partagées. À défaut d’une mémoire collective, et même d’un traumatisme salutaire, à transmettre de génération en génération, il est à craindre que des historiens négligent à l’avenir la dimension humaine de l’histoire et continuent la guerre après la guerre sous couvert de scientificité historique. L’aspect novateur du troisième rapport réside dans son approche pragmatique des conflits. En effet, la volonté de paix ne suffit pas sans la connaissance concrète des techniques de provocation et d’alimentation des conflits, gérés par des professionnels et des marchands de révolution. Or, on a souvent centré la régulation des conflits sur la «raison», à travers la négociation ou la logique du marché (bargaining), ou sur la «volonté» à travers ce qu’on appelle l’éducation à la paix. Étudier, démasquer, démanteler et affronter les diverses techniques de manipulation (rumeurs, panique, désinformation, dramatisation, déclarations sur commande, provocation, surenchère, chasse aux sorcières…) permettent de maintenir la tutelle extérieure et le pouvoir de ceux qui vivent et survivent du clientélisme et de la discorde. La menace qui pèse sur l’avenir de la paix civile au Liban en 2001 provient surtout de la substitution des institutions par des organismes para-étatiques, le recul de la légitimité qui implique l’acceptation par le peuple de l’autorité des gouvernants et non leur résignation, l’exploitation de la devise de l’unité nationale à des fins de répression, la gêne manifeste du pouvoir face à des manifestations collectives de concorde, de réconciliation et de rencontre au-delà des clivages communautaires, le mépris officiel à l’égard de la mémoire de guerre et de l’institution de rites de commémoration, et le défaut de suivi aux nouveaux programmes officiels d’éducation civique et d’histoire conformément à l’esprit du plan de Rénovation pédagogique en 1997-1999. La société manifeste par contre un haut niveau de résistance contre la confessionnalisation de problèmes nationaux, surtout ceux de souveraineté, d’indépendance et de droits fondamentaux. La dichotomie entre des orientations du pouvoir et celles de la société pourrait servir à mieux asseoir la paix civile sur des fondements sociaux plus solides et moins sujets à des conjonctures mouvantes, internes et externes. Les travaux de l’Observatoire ont été centrés sur quatre axes : la mémoire collective de contrition, la résistance contre la confessionnalisation, le passage du Liban «trottoir» et otage au Liban-patrie, et les propositions d’action pour l’avenir. 1. La thérapie par la mémoire : le communiqué, publié par l’Association Offre joie et la Fondation libanaise pour la paix civile permanente et signé par plus de soixante associations à l’occasion du 13 avril 2001 sous le titre «Plus jamais», témoigne d’un changement de perception de la guerre, un changement exprimé avec courage, clairvoyance et détermination par M. Walid Joumblat en recevant le patriarche Sfeir à Moukhtara le 4 août 2001 : «Permettez-moi de vous dire que la crise de 1860 et les séquelles de la guerre des deux ans sont à jamais révolues sans retour, et de proclamer aussi que la guerre de la montagne est encore révolue sans retour. Ensemble nous défendons la montagne, protégeons le Liban et la coexistence dans tout le Liban». Les événements – ou plutôt le tremblement de terre – à partir du 7 août 2001 montrent que la consolidation de la paix civile nuit à tous ceux, internes et externes, qui vivent et survivent par la discorde. En outre, le pouvoir est hostile à tout travail de mémoire par son refus d’édifier un monument commémoratif en faveur des disparus, qui sont de toutes les communautés, régions et appartenances (et non-appartenance) politiques, symbole des souffrances partagées dans une «guerre pour les autres», selon l’expression de Ghassan Tuéni, et non des «autres», comme on a tendance à le déformer. 2. Confessionnalisation et résistance : la consolidation de la paix civile exige que le phénomène de confessionnalisation soit explicité. Il consiste à entacher un problème d’intérêt général et de droits fondamentaux d’une coloration confessionnelle dualiste islamo-chrétienne, afin de mobiliser les extrémistes, bloquer le règlement ou renforcer la part clientéliste du quota confessionnel. Trois problèmes ont été le plus confessionnalisés, afin de bloquer le règlement malgré le large consensus national, à savoir : les relations libano-syriennes, l’unification de certaines sections de l’Université libanaise, et les libertés, le tout pour coincer les Libanais dans la grille confessionnelle. Mais parallèlement s’est manifestée avec ampleur une résistance contre le phénomène, visant à ramener les problèmes soulevés à leur dimension publique et consensuelle. Il y a là un risque permanent, car on peut toujours mobiliser des chrétiens de service et des musulmans de service, séduits par les prébendes du pouvoir, et amplifier des divergences au moyen d’une information sur commande. On relève en outre une perte dramatique de confiance entre les citoyens et le pouvoir, une perturbation flagrante et manifeste du principe de légalité et de la hiérarchie des actes juridiques, une infiltration des organisations de la société civile, dont les syndicats, un recul de la transparence et du contrôle dans un pays où «le scandale ne fait plus scandale», selon les termes d’un membre de l’Observatoire et, le plus paradoxal, l’engagement de poursuites contre ceux qui dénoncent la dilapidation de l’argent public, au lieu de poursuivre les dénoncés coupables de corruption. 3. Du Liban-“trottoir” au Liban-patrie : le séminaire de synthèse de l’Observatoire a bénéficié de la participation du coordinateur du Programme de coopération suisse et des Projets avec les minorités au Kosovo, M. Antoine Laham, dont l’exposé sur les origines et l’évolution du conflit au Kosovo montre les risques de conflits larvés, étouffés, non exprimés et qui finissent par exploser à cause de la frustration même. L’exposé montre aussi les risques de solutions exogènes qui font que la population autochtone, ayant perdu ses repères, se replie dans des instincts primaires, longtemps refoulés et qu’on croit avoir éliminés dans une intégration par le haut, dans le style stalinien ou, moins brutal, à la manière de Tito. La comparaison avec le cas de l’ex-Yougoslavie est plutôt féconde en ce qui concerne l’aptitude du système régional de sécurité à prémunir un État contre les risques de fragmentation et de guerre interne. Le dilemme de l’ex-Yougoslavie réside en effet dans le défaut du système régional européen de sécurité. Le Liban a souffert et souffre encore de la fragmentation du système régional arabe de sécurité, due surtout à l’affaiblissement de la Ligue arabe et aux accords de Camp David. Le Liban est ainsi devenu depuis 1975 un théâtre d’affrontement des conflits régionaux (sâhat), un pays otage et même un pays «trottoir», au sens français. Le Liban peut-il aujourd’hui, après le retrait israélien de la majeure partie de son territoire et grâce à la résistance nationale, fermer ses portes en tant que théâtre d’affrontement «pour les autres» ? Le président Bachar el-Assad avait parlé, dans son discours d’investiture, de «relation libano-syrienne modèle» (namuzajiyya). Il y a là une perspective créatrice parce que les pays arabes ont vécu et vivent des situations de guerres interarabes, froides ou violentes. Jusqu’à présent, il n’y a pas un exemple de deux États arabes qui ont forgé des relations bilatérales équilibrées et respectueuses de la spécificité et de la souveraineté de chacun. Un «modèle» de relation libano-syrienne constitue ainsi un chantier d’avenir, non seulement au niveau bilatéral, mais aussi à l’échelle du monde arabe déstabilisé, fragmenté ou sous tutelle. 4. Prospective et propositions : il ressort du troisième rapport de l’Observatoire des propositions pour l’avenir, notamment l’urgence d’instituer des rites de commémoration, l’explicitation du rôle et du sens du Liban parmi la jeunesse de plus en plus frustrée par un pouvoir aliéné et aliénant, le droit de vote à partir de 18 ans en vue de favoriser la participation des jeunes, une démocratie de proximité au moyen d’une nouvelle géographie électorale pour éviter les listes-bidons et préfabriquées, le renforcement de la confiance du citoyen en son pouvoir (citizen power), la résistance contre la confessionnalisation et le développement d’une culture d’inclusion au lieu de celle d’intégration plus ou moins forcée. L’existence de l’Observatoire de la paix civile au Liban depuis déjà trois ans constitue en soi une exhortation constante à la prudence et à la vigilance, afin que la devise «Plus jamais» devienne une réalité. Il faudra espérer que les Libanais apprendront enfin «de» l’histoire et non «dans» l’histoire et que la mémoire de contrition nationale et de solidarité se transmette de génération en génération à travers des rites de commémoration, l’enseignement d’une histoire plus humaine et une action au quotidien des forces actives de la société.
L’Observatoire de la paix civile, créé par la Fondation libanaise pour la paix civile permanente en 1999, vient de publier son 3e rapport annuel (août 2000 – août 2001), fruit d’une recherche collective entreprise par une équipe de 18 universitaires, chercheurs, publicistes et acteurs de terrain, et d’un séminaire de synthèse. Les travaux de l’Observatoire pour les...