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Actualités - CHRONOLOGIES

FESTIVAL DE BAALBECK - « Al-Moutanabbi » de Mansour Rahbani, ce soir et demain - Quand la poésie devient un spectacle à panache…

Cela vaut bien toutes les heures de littérature que nos profs nous ont assenées et bien plus que la lecture tatillonne des textes difficilement déchiffrables dans leur corset de grammaire arabe châtié et jailli d’un autre temps, qu’on tentait d’ailleurs en vain à arracher à nos manuels de «mabadee el-lougha al-arabya»… Avec faste, emphase, passion et grandeur, dans un souffle éminemment épique, un brin de liberté aux détails historiques et de malicieux clins d’œil à notre actualité, Abou Tayyeb al-Moutanabbi est sur scène. Revu et corrigé, presque réhabilité mais plus vrai que nature ! Et pas n’importe quelle scène. Mais au temple de Jupiter, sous le ciel étoilé de Baalbeck et la fraîcheur de sa brise nocturne. Dans le cadre prestigieux de ces vieilles pierres assoupies qui prêtent brusquement oreilles attentives, le sémillant chevalier de Koufa est sous les feux de la rampe grâce aux Rahbani, notamment Mansour, qui a signé un spectacle plein de vie, d’analyse pénétrante, de citations adéquates, de batailles, de fureur, de fougue et bien sûr de poésie. Un personnage aux paradoxes multiples mais au rêve tenace et unique : un royaume qui le mettrait à pied d’égalité avec ces roitelets qu’il n’en peut plus de servir. Un courtisan d’une rapacité sans égale et d’une ambition démesurée. Un écorché vif dont la langue vipérine à la fois terrorise et fascine. Mais al-Moutanabbi, avant d’être une vie aventureuse et chaotique, c’est d’abord l’incarnation de la poésie arabe la plus puissante, la plus torrentielle, la plus véhémente, la plus ardente, la plus redoutable et la plus satirique. Une poésie immortelle sertie dans un écrin d’orfèvre, alliant avec dextérité et brio, non seulement de saisissantes images d’une grande sagesse populaire, d’authentiques fulgurances et illuminations, mais aussi l’art suprême de la flatterie et de l’apostrophe; une poésie née d’une plume acérée, caustique, vitriolée. Une poésie à faire damner les monarques qui se le sont littéralement arrachées et dont le pouvoir retentissant est infini et plénipotentiaire... Jamais langue arabe ne fut plus belle, plus émouvante, plus pertinente, plus gutturale, plus somptueuse, plus combative, plus sonore. Les complots de cour, les machinations de sérail, les coulisses du pouvoir ont rendu bien amère la vie de ce poète au verbe non seulement d’or mais aussi de bronze et d’airain. Figure emblématique d’un monde arabe désuni et disloqué, al-Moutanabbi, né pour la gloire et la célébrité, d’un tempérament vif et altier, a suscité partout jalousie et intrigue. C’est que jamais les grands de ce monde – et par-dessus tout les génies – ne passent inaperçus. Par-delà cette quête éperdue d’un «gouvernerat» qui lui donnerait le statut de «Wali», al-Moutanabbi a fléchi d’abord devant l’amour de l’argent ensuite et surtout devant la beauté, la vulnérabilité et la force de la femme. Khawla, princesse à la cour de Seif el-Dawlé, a ravi son cœur et c’est en secret que ses battements ont ponctué une existence placée sous le signe de l’errance et de l’adversité. Mais son combat n’en fut que plus dur, plus coriace, plus motivé. Né à Koufa, de la tribu Jaafa, de son vrai nom Ahmed Ibn el-Hussein, al-Moutannabi ne s’est guère embarrassé de ses modestes origines – un père «sakaa» des chameaux des caravanes – pour prétendre à une «mission» dont il dit être investi… Emprisonné par Loue’lou, le prince de Homs, il gardera, imperturbable, son surnom de «Moutanabbi», le prophète... Après avoir abandonné femme et enfant, commence cette «fatidique» quête du pouvoir d’abord auprès de Seif el-Dawlé. Joute oratoire avec le tendre Firas Ibn Hamadani et brouille avec le seigneur des lieux dont il était pourtant un fervent ami. Al-Moutanabbi brûlait d’impatience d’être rémunéré d’un «protectorat» et considérait sa poésie non seulement inestimable mais comme le plus imparable des boucliers et des talismans contre les accrocs de parcours. Le voilà au Caire chez Cafour, le plus abject des princes de couleur et dont il oubliera la générosité et fustigera les travers en des vers corrosifs et lapidaires. Black is beautiful, diront certains aujourhui et à raison. On parle bien entendu ici du verbe diamant noir de Moutanabbi où le sarcasme et le «hijaa» s’érigent en maîtres. Une fois de plus c’est la fuite en avant pour se retrouver auprès d’Adad el-Dawlé à Chiraz en Perse. Un autre échec cuisant et des vers-anathèmes et invectives, vengeurs et mordants. Comme une ronde qu’on boucle : ultime voyage à Koufa où il avait rendez-vous non avec la gloire qui l’a déjà devancée sans qu’il le sache exactement, mais avec la mort dans un sordide traquenard de bandits de grandes routes… Cependant il est dit, comme pour tout courtisan rebelle et infidèle, il fut assassiné pour cause d’arrogance envers ceux qui détiennent le pouvoir. Restent immortels ses cris de haine, de révolte, d’indignation, de colère, de dénonciation d’un système injuste, et aussi et surtout ses murmures d’amour. Un amour impossible, contrarié, obsédant. De ces amours, force secrète et énergie essentielle qu’on emporte partout avec soi à défaut de les vivre. C’est la revanche des mots sur le pouvoir, c’est la force de la poésie sur la réalité. Dans une mise en scène dynamique, nerveuse et musclée de Marwan Rahbani, tablant surtout sur l’aspect visuel, cette œuvre, étalée comme une superbe et immense fresque historique, a des moments d’une grande beauté. Une partition originale (à plusieurs mains puisque nous lisons les noms de Mansour, Élias, Ghadi et Oussama Rahbani) mêlant les prosodies occidentales aux grandes envolées lyriques orientales avec des rythmiques accentuées, dessine et soutient les personnages dans leur complexité tout en accordant place aux petites nuances et aux diverses situations cadrant le sujet proposé. Mention spéciale pour le fringant jeune premier Ghassan Saliba déclamant les poèmes d’al-Moutanabbi en stentor-tenor, la belle Carole Samaha pour sa prestation toute en séduction pour une frémissante Khawla ainsi qu’aux autres acteurs également bons tels Jamal Sleiman, Sabah Obeid, Nazih Younès… On savait l’excellent travail d’Agnès Treplin depuis «Et il ressuscita au troisième jour» ; elle récidive ici son coup d’éclat sans coup férir tout en gardant au temple de Jupiter la prééminence qui lui revient d’ailleurs de droit ! Avec des costumes élégants, aux couleurs chatoyantes et coordonnées (signés Gaby Abi Rached) et les danses (chorégraphie Felix Haroutiounian et dabké Sami Khoury) contribuent énormément à faire de ce «musical», singulièrement intellectuel, un spectacle grandiose où le visuel a des atouts majeurs. Mais par-dessus tout, comment désister à l’écoute de ces vers serrés comme maille d’armure et déclamés avec la force du vent et le bruit d’une folle cavalcade avec des chevaux, crinières au soleil et le mors aux dents, dans une tempête de sable ?... Un spectacle magnifique qui vous donnera certainement envie de relire avec de nouvelles lorgnettes les vers immortels d’un géant de la littérature arabe.
Cela vaut bien toutes les heures de littérature que nos profs nous ont assenées et bien plus que la lecture tatillonne des textes difficilement déchiffrables dans leur corset de grammaire arabe châtié et jailli d’un autre temps, qu’on tentait d’ailleurs en vain à arracher à nos manuels de «mabadee el-lougha al-arabya»… Avec faste, emphase, passion et grandeur, dans un...