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Actualités - BIOGRAPHIES

REGARD - Thérèse Kabsa : rétrospective - Des cheminées et des trapèzes

Quand on passe en revue les 29 acryliques sur toile et la quinzaine d’œuvres sur papier, dont deux lithographies, de la rétrospective (1980-2001) de Thérèse Kabsa, très vite s’impose l’image de corps en mouvement : chevaux filant à fond de train, émeutiers, coureurs, marcheurs, acrobates, danseuses, comédiens, violonistes, (et surtout elles, c’est un monde peuplé de femmes modernes, sportives, décontractées, libérées, ce à quoi correspond d’ailleurs le style dynamique, simplifié, un peu design de Kabsa) s’éclatent dans tous les sens, entre deux points d’orgue : La dormeuse au hamac (elle rêve probablement que, nue comme Godiva, elle monte à cru une cavale qui fonce dans la campagne, crinière au vent : c’est la toile d’à côté) et Alberto endormi dans un rocking-chair – hamac ou chaise-balançoire, même les objets inanimés sont en potentialité de mouvement, tout comme le train dont l’arrêt provisoire permet l’étreinte d’une Pause-tendresse sur un quai de gare, entre deux départs. Alberto fait la sieste, mais c’est une sieste de marcheur : il porte encore chaussures et chaussettes de randonnée, et si lui est immobile, souriant aux anges ou à la femme de son rêve (le rêve est aussi une échappée, une échappatoire chez Kabsa), les nuages dans le ciel, eux, voguent à toute vitesse, comme s’il fallait à tout prix compenser cette halte incongrue dans le mouvement perpétuel universel. Même la dormeuse au hamac est peinte de telle manière qu’elle semble respirer : son corps bouge «optiquement» s’il ne bouge pas physiquement. Energie irrépressible En deçà du mouvement – même «Le comédien» s’en va à grandes enjambées vers son destin fait de masques successifs – il y a chez Kabsa une fascination du corps, de ses articulations, de ses membres, de son galbe : les danseuses se cambrent, mettent en relief la beauté de la silhouette tout comme la femme saisie en trois moments enchaînés de son «Eclatement». Au-delà du mouvement – même chez l’homme qui hurle «dans un monde d’acier» – il y a une fougue, une énergie, une vitalité irrépressibles chez tous ces êtres ivres de vitesse : on croit presque apercevoir la trajectoire du cri, plus rapide que les tirs contre lesquels il proteste ; et le violoniste sur le toit joue probablement les 24 Caprices de Paganini, les Trilles du diable de Tartini et des airs tziganes ultra-rapides avec la vélocité dont sont capables les êtres impondérables. L’énergie n’est pas seulement celle des corps, elle semble se matérialiser en ondes, en vagues, en rayons obliques qui parcourent toute la surface des toiles, comme si elle venait de loin et partait ailleurs, elle aussi courant sur son erre, ne faisant que traverser les corps, juste le temps de les galvaniser. Elle se diffuse également dans l’espèce de flou photographique, de brouillard optique de certaines toiles, comme si l’action avait été saisie par l’objectif à une vitesse insuffisante. Dans les toiles abstraites, l’énergie, au lieu de se traduire fugitivement ou emblématiquement, s’incarne directement dans les coups de pinceaux elle devient l’énergie du peintre et non plus de la chose peinte seulement. On peut peindre lentement un sujet «rapide», et rapidement un sujet «lent», ce que Kabsa ne manque pas de faire. Moment de terreur Contrairement à beaucoup de peintres libanais qui ont fait l’impasse sur la guerre, continuant sur leur lancée comme si de rien n’était – leur manière à eux de résister à la folie ambiante, de refuser de se laisser entraîner dans le cycle de la violence ne serait-ce que par simple témoignage – Thérèse Kabsa n’a pas craint de s’attaquer à la souffrance des victimes : ses deux hommes qui crient de tous leurs poumons fixent dans un suspens indéfini des moments de terreur, de dégoût, de saturation, de révolte, de refus. De nombreuses versions de ces cris d’angoisse, de ras-le-bol, de folie ont été peints ou sculptés par plusieurs artistes au cours des 20 dernières années : une exposition commune de ces décharges psychiques paroxystiques serait sans doute une opération cathartique de salubrité publique, non seulement à titre thérapeutique individuel, mais parce qu’elle permettrait d’affronter enfin collectivement ce qui a toujours été refoulé dans la guerre domestique puis dans l’après-guerre comme inopportun, intempestif ou carrément hors sujet : l’expression explosive, éruptive et irruptive de la souffrance physique et de la douleur morale, toujours éludées, détournées ou étouffées comme obscènes. En général, le public préfère éviter ce genre de confrontation avec le passé récent mais la volonté d’oublier pour ceux qui ont vécu les affres de la guerre et la volonté d’ignorer pour ceux qui ne les ont pas connues ne peut que faire le lit de nouvelles tribulations. Cette volonté d’esquiver le face-à-face avec la «vérité» (manière de porter) ne se limite d’ailleurs pas aux simples citoyens, elle s’incarne dans l’amnistie pour les crimes de guerre. Ce qui n’a pas empêché certains tortionnaires de se livrer à des auto-accusations en bonne et due forme par incapacité de continuer à vivre avec les non-dits, les secrets inavouables et la censure. Corps volant Thérèse Kabsa, qui a également peint un couple couché en travers d’une frontière, rejetant ainsi barrages, barrières et barbelés entre les régions, les corps et les cœurs, a fini, après une période consacrée à la représentation de la vitesse, qui transgresse spontanément les limites de l’espace et du temps, par traiter la transgression des interdits, des tabous, des préjugés, des stéréotypes aveuglants, souvent meurtriers, d’une manière détournée, en apparence anodine et même un peu mièvre : les acrobates, le violoniste sur le toit, le comédien qui saute allègrement de rôle en rôle sont peut-être les effigies une liberté du corps qui va au-delà de la simple liberté physique, un corps volant (d’ailleurs, les titres abondent dans ce sens : J’ai rêvé que j’ai volé, J’ai volé au-dessus du vide, J’ai volé au-dessus des toits) qui est l’image d’une disponibilité intérieure, d’une ouverture psychique qui, au lieu de se heurter aux obstacles pour tenter de les franchir, les ignore en les survolant, comme s’ils n’existaient pas. Combien cette faculté de lévitation nous serait utile par les temps qui courent (tiens, eux aussi), ne serait-ce que pour s’élever au-dessus des soucis et des pronostics quotidiens du pire. Peut-être que, vues des cheminées et des trapèzes, sinon des nuages et de Sirius, les choses prendraient-elles une dimension plus modeste, plus supportable et nous inciteraient-elles à plus de tolérance et d’indulgence les uns envers les autres. Sinon, n’allons pas chercher trop loin, ça se trouve dans les titres de Kabsa : Après la fin on recommence, Douleur, Révolte, Affrontement, Mon pays qui chavire. (Centre Culturel Français)
Quand on passe en revue les 29 acryliques sur toile et la quinzaine d’œuvres sur papier, dont deux lithographies, de la rétrospective (1980-2001) de Thérèse Kabsa, très vite s’impose l’image de corps en mouvement : chevaux filant à fond de train, émeutiers, coureurs, marcheurs, acrobates, danseuses, comédiens, violonistes, (et surtout elles, c’est un monde peuplé de...