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Actualités - CONFERENCES ET SEMINAIRES

REGARD - En marge du colloque : « mémoire pour l’avenir » - La légende et la réalité

Puisqu’il est question de mémoire, autant se remémorer. Je me remémore que, par une belle journée de 1974, je me tenais à la terrasse de l’hôtel Alcazar, admirant la vue, la baie, les bateaux, le large, le café sur pilotis Hajj Daoud, le port, le Sannine, le ciel, en compagnie d’un économiste brésilien. À l’époque, je n’avais pas encore renoncé à mon métier d’économiste démographe, mais si je chérissais la beauté abstraite des théories économiques, je nourrissais le plus grand scepticisme à l’endroit de leurs capacités explicatives et prédictives. – «Que c’est beau. Dommage ! », s’exclama soudain mon compagnon. – «Dommage ?» – «Que tout cela doive disparaître». – «Disparaître ?» – «Brûler. Je vois de grands incendies, de hautes flammes». Et sans me laisser le temps de réagir, il extirpa de sa poche une liasse de papiers : – «J’ai établi l’horoscope de Beyrouth. Les astres ne mentent pas. Voyez, ils indiquent clairement que la ville va être détruite». Et il me montra des alignements, des oppositions, des conjonctions de planètes auxquels je n’entendis goutte. Je n’y voyais que du feu, si j’ose dire. Je haussai les épaules : l’irrationalité s’allie si souvent à la rationalité, même chez les meilleurs esprits. Mais l’un des réceptionnistes de l’hôtel fut si impressionné par les prédictions apocalyptiques de l’économiste-astrologue (son métier officiel leur prêtait à ses yeux un crédit supplémentaire) qu’il démissionna dans les quarante-huit heures, fit ses valises et emmena sa famille en Italie d’où sa mère était originaire… Je me remémore que cette même année les aquarelles et peintures de Aïn el-Mreissé, de Zeitouné et d’autres quartiers de la capitale exposées par Olga Limansky à la galerie L’Amateur me parurent transpirer l’imminence d’une catastrophe, la prémonition de la mort, comme je l’écrivis alors. Mauvais augure Je me remémore qu’une nuit de mars 1975, un vent de khamsin, doublé d’une tempête de sable, souffla sur la ville. L’eucalyptus géant qui ombrageait le jardin d’Olga Limansky s’abattit, à travers la rue Rizkalla, sur le mur d’en face où était apparue la veille une inscription charbonneuse qui disait, autant que je me souvienne, à peu près ceci, en arabe : «Jouis tant que tu peux, mon frère, et cours, cours sans te retourner, la mort est à tes trousses». La rue Rizkallah été rasée par Solidere avec tout le superbe et cohérent ensemble de demeures à jardin de Zeitouné dont celle de O. Limansky, celle de la Taverne Suisse, délibérément incendiée par les miliciens fin mars 1976 pour déclencher le pillage organisé de ce secteur hautement métissé, et celle du Grand Hôtel Bassoul. Peut-être à cause du tronc brisé, telle la colonne oblique du temple de Bacchus, et du sable du désert qui s’était infiltré dans les maisons, je pris la funeste admonition non pour le cri d’un fugitif ou pour l’expression hédoniste de la condition humaine, une sorte de carpe diem à la Abou Nawas ou à la Omar Khayyam, mais pour un présage de mauvais augure, l’extériorisation d’une sourde angoisse de la ville qui se serait parlée à elle-même par le truchement du graffiteur. Je me remémore que ce fut rétrospectivement, pour moi du moins, le premier d’une longue suite de graffiti de la guerre – dont ma collègue et amie Maria Chakhtoura a dressé l’inventaire photographique dans un livre qui devrait être réédité. Les plus communs sont des signatures d’exactions, de saccages, de tueries : «Abou Foulan est passé par là». Le dernier, toujours pour moi, car il en surgit tous les jours de nouveaux – l’un, à la rue Monot, prend à partie le Liban, traduisant le profond désenchantement d’un jeune paumé – sort poétiquement du lot. Il énonce en français : «Mourir, partir, revenir, c’est le jeu des hirondelles». Depuis des années qu’il est là, à prêter un charme printanier inattendu à un trivial passage à droite du ring, en direction d’Achrafieh, personne n’a entrepris de le badigeonner ni de l’effacer, pas plus que celui de la rue Monot, chose plus surprenante. Perte de fonction Mourir, revenir : combien ces mots n’interpellent-ils pas en ce pays de sources et de rivières qui meurent et reviennent, et combien plus encore à l’orée du centre-ville qui renaît de ses cendres mais pour une destinée si différente : ce n’est pas sa configuration urbaine seulement qui a changé, c’est surtout sa configuration fonctionnelle qui est tombée en désuétude, usurpée par les quartiers, les banlieues, les villes et villages autonomisés par la guerre. Il a purement et simplement perdu son utilité d’autrefois et il est vain de chercher à le rétablir dans ses fonctions. Il aurait fallu en inventer d’autres, originales, avant d’entamer les travaux. On s’y promène comme dans un musée ou un décor de théâtre. Le malaise prend vite le dessus, par l’excès de perfection, c’est-à-dire de fausseté, et par le défaut de vie. La vie finira bien par trouver moyen de s’y faufiler, mais quand ? Le jeu des hirondelles, c’est la réponse de Beyrouth au jeu de l’astrologue et au jeu du dragon de saint Georges, patron de la ville. On l’appelle toujours ainsi bien qu’il ait été décanonisé et radié du calendrier des saints. Comme si on s’acharnait à occulter la geste de ce preux chevalier légendaire, avatar, aux connotations mazdéennes, du bien, du système, de l’ordre, de la loi, en lutte avec l’instinct, le désordre, le chaos, le mal. Acharnement qui ne date pas d’aujourd’hui. Une énigme Je me remémore que mon ami Henri Azar, mort dans la force de l’âge, avait épluché pendant des années les corpus des inscriptions grecques et latines et la littérature antique pour identifier des individus ayant vécu à Béryte, les suivre à la trace, établir leurs biographies, constituer ainsi des familles et des lignées familiales. Ses fiches et les chapitres déjà rédigés de l’ouvrage qu’il préparait sont des mines de renseignements irremplaçables : quel institut d’histoire les reprendra-t-il pour les exploiter, les publier, rendant justice à l’immense travail d’érudition de leur auteur ? Je me remémore que dans ses recherches dans des ouvrages et manuscrits anciens, il se heurtait, me disait-il, à une énigme. Chaque fois qu’il s’agissait du passage de saint Georges à Beyrouth – car c’était un chevalier errant, une sorte de messire Lancelot ou, si l’on veut, de Don Quichotte qui venait d’ailleurs et qui devait reprendre la route après avoir mis à mal le dragon. H. Azar tombait sur des pages arrachées, comme si l’on avait voulu occulter quelques chose. C’est que l’affaire du dragon, me disait-il, ne se termine pas avec le happy ending de la restitution à son père de la fille du roi de Beyrouth prise en otage ou offerte en offrande, selon les versions, ce qui revient à peu près au même puisque la victime sacrificielle est offerte pour apaiser le monstre chtonien, peut-être avatar d’un Baal engloutisseur d’enfants, et l’empêcher de sévir, c’est-à-dire de ravager la ville. Cyclique irruption Terrassé mais non mortellement atteint (les icônes du reste ne le montrent jamais mort), le dragon va se tapir au fond d’un puits que l’on situe à La Quarantaine, dans l’enceinte de la mosquée al-Khodr, nom arabe du saint, mais aussi du prophète Élie dans le Coran auquel il est parfois associé et que la ferveur populaire représente au Liban brandissant une épée (pour massacrer les prêtres de Baal, justement), épée qui est censée être celle de l’esprit comme la lance de Georges est celle de la justice et du droit. Non loin, donc, du théâtre du combat singulier : la baie dite de Saint-Georges (pas celle de l’hôtel) qui, indice supplémentaire d’acharnement si l’on veut, a été comblée par les remblais, à moins que je ne m’abuse, n’ayant pas le loisir d’aller vérifier. Et de ce puits, dit la légende, le dragon surgit régulièrement pour dévaster la contrée et la ville. Chose troublante, l’histoire réelle de Beyrouth est étrangement conforme au schéma de cette cyclique surrection, de cette fatidique irruption – ou faut-il-dire éruption ? – du dragon. À maintes reprises, la ville a été anéantie soit par des forces naturelles – séismes, raz-de-marée –, soit par des forces humaines. Je ne remémore la terrible phrase du général Aoun : «Beyrouth a été détruite huit fois, pourquoi pas une neuvième ?». Je me remémore qu’un auteur ancien rapporte que lors du séisme de 505, la mer se retira au loin, révélant des épaves de navires échoués sur les fonds mis à nu. Les habitants s’étant précipités pour s’emparer des trésors, une lame énorme – un tsunami, un dragon aqueux – déferla alors pour les engloutir, eux et leur ville. Comment comprendre et interpréter cette correspondance entre la réalité et la légende transformée en norme historique, en loi prédictive ou presque ? (À suivre).
Puisqu’il est question de mémoire, autant se remémorer. Je me remémore que, par une belle journée de 1974, je me tenais à la terrasse de l’hôtel Alcazar, admirant la vue, la baie, les bateaux, le large, le café sur pilotis Hajj Daoud, le port, le Sannine, le ciel, en compagnie d’un économiste brésilien. À l’époque, je n’avais pas encore renoncé à mon métier...