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Actualités - INTERVIEWS

INTERVIEW - Un des plus grands intellectuels français juifs répond aux questions de « L’Orient-Le Jour » - Pierre Vidal-Naquet : Je ne confonds pas l’antisémitisme avec l’opposition à Israël

Comment arriver à connaître, un peu plus, autrement, un des plus grands intellectuels contemporains ? Comment faire pour cerner, un peu plus, autrement, les incroyables et fascinants paradoxes d’un «Français juif» qui a perdu sa mère à Auschwitz, à l’âge de 14 ans, et qui ne se prive pas de tirer, à bout portant, avec ses mots, sur presque tous les dirigeants israéliens ? Les paradoxes d’un helléniste, fasciné par l’histoire ancienne, et qui mobilise toutes ses énergies au service de l’histoire immédiate, militant jusqu’au bout, jusqu’à ce point final de son combat contre l’histoire falsifiée, contre toutes les atteintes à la démocratie ou aux libertés – un point final qu’il ne mettra sans doute jamais... Comment arriver à cerner Pierre Vidal-Naquet, un vieil historien-poète de 71 ans, un poète-historien plutôt, un enfant, un enfant qui a tout compris aux hommes. Et à la politique ? Réponse : lui égrener un alphabet. Découvrir l’alphabet de Pierre Vidal-Naquet. Ses réponses. Et se taire. Apprendre et sourire. Simplement. Et stupéfait... A comme Acceptation de l’autre. «C’est le seul moyen pour que cette région puisse enfin évoluer. C’est ce que beaucoup de personnes, et en particulier les Israéliens, n’ont pas encore fait. Du moins à ma connaissance. Et le jour où ils le feront, une paix véritable sera possible». A comme Antiquité. «C’est mon métier. Je suis spécialiste d’histoire grecque ancienne». Qu’est-ce qui vous a donné envie d’être helléniste ? «Pendant la guerre on lisait les textes grecs pour se donner du courage». Du courage pour quoi ? «Pour pouvoir résister aux Allemands. J’ai décidé d’être helléniste pour éviter, d’une certaine manière, de me laisser emporter par la passion politique». Cela n’a pas servi à grand-chose... «J’ai quand même pris la distance nécessaire grâce au fait que j’étais helléniste». Mais comment ? «Le conflit entre Athènes et la Macédoine, ce n’est pas quelque chose qui vous engage pour le restant de vos jours». A comme Antisémite. «Antisémite ? J’ai vécu une époque où l’État (de Vichy) était antisémite. Je ne confonds pas l’antisémitisme avec l’opposition à Israël. Ce sont deux choses totalement différentes». L’antisémitisme vous dégoûte ? «Il me fait horreur. Naturellement». A comme Arabité. «Je voudrais souvent savoir ce qu’on entend par là. Un de mes amis marocains, Abdallah Laroui, a fait un magnifique livre, L’idéologie arabe contemporaine». Ça vous a permis de comprendre un peu mieux l’arabité ? «Comprendre en tous cas quelques-uns des pièges dans lesquels tombent quelquefois les Arabes. Par exemple, l’idée que l’on peut tout résoudre par la technique. C’est ce que Laroui appelle le “technophile”. La technique ne veut pas dire essentiellement les États-Unis, mais la modernisation. Les Arabes ont certainement besoin de modernisation. Laroui me disait un jour “est-ce que les Arabes ont besoin de structuralisme ? Il faudrait qu’ils commencent par apprendre un peu d’histoire sérieuse». A comme Aveu. Ça vous évoque quoi l’aveu ? «L’aveu ? C’est la torture. Et le livre d’Arthur London. Et ce qu’on obtient de force». Beyrouth, une mixité fondamentale B comme Beyrouth. Vous connaissez Beyrouth ? «Non. C’est la première fois que je vois Beyrouth. Je n’y ai jamais été invité, et c’est la première fois que j’ai l’occasion de venir. Et ce n’est pas l’envie qui m’en manquait. Ce que ça m’évoque ? À Délos, il y a un établissement très connu, “Les posidoniastes de Bérytos”, c’était le lieu occupé par les commerçants de Beyrouth, et en même temps un sanctuaire pour Poséidon. Ça m’évoque aussi, hélas, le partage de la ville pendant les années de guerre, la ligne verte, les dégâts matériels terribles. Je me souviens un jour d’un éditorialiste de droite, du Figaro, Georges Suffert, qui avait déclaré que “Beyrouth largement détruite ? C’est une légende”». Lorsqu’Amal Makarem vous a proposé ce colloque, vous avez tout de suite dit oui ? «Tout de suite. Je trouvais merveilleux d’être à Beyrouth, d’apporter ce que je peux avoir à dire à un public arabe. Et puis il y a – même si je sais que ce n’est pas tout à fait vrai – une sorte de mixité fondamentale à Beyrouth, un métissage. Et c’est ce que j’aime». C comme Clisthène, votre héros... «C’est un de mes héros, puisque j’ai écrit un livre avec Pierre Lévêque sur ce fondateur de la démocratie athénienne. Il a révolutionné à la fois l’espace et le temps. Il a construit l’entité athénienne sous forme d’un espace civique et a créé, à côté du calendrier religieux, un calendrier civique en fonction duquel toutes les parties de la ville, successivement, gouvernaient la cité». C’est ça, la démocratie pour vous ? «C’est une des belles choses de la Grèce, et notamment le tirage au sort pour recruter les magistrats». C comme Coexistence. «À l’heure actuelle, le principal problème mondial – pas uniquement au Proche-Orient – c’est l’opposition Nord-Sud. Et si l’on ne fait rien pour résoudre cela, c’est la planète qui sautera. Il faut élever le plus possible le Sud pour que l’abîme entre le Nord et le Sud disparaisse». D comme Diaspora. «Les juifs ont ceci de commun avec les Libanais : ils ont beaucoup vécu en diaspora. L’essence du judaïsme, c’est la diaspora, et non pas le ghetto ou la nation sur un territoire... Oui, c’est positif, une diaspora». D comme Droit à la différence ? «Je dirais volontiers : Et pourquoi pas le droit à la ressemblance ? Le droit à la différence, c’est comme la langue d’Ésope, ça peut être le meilleur comme le pire. Et avant de trop parler de ce droit à la différence, reconnaissons aux êtres humains le droit d’être des êtres humains. Oui, c’est ça, d’être égaux». E comme État-nation. «C’est une des conséquences de la Révolution française, aux côtés des aspirations à la liberté. Ça a une dimension perverse dans ce sens où plus l’on s’éloignait vers l’Est, on était de moins en moins libéral et de plus en plus national». E comme Étudiants. «Je suis un vieux professeur, j’aime les étudiants. Et j’ai connu des heures exaltantes en mai 68». Est-ce que vous avez un message à faire passer aux étudiants libanais, qui se rassemblent, qui se battent, qui militent, comme vous l’avez toujours fait mais avec leurs moyens, pour un Liban libre, souverain, débarrassé de toute tutelle... «Je ne peux que les encourager dans cette voix». « J’ai dit à Golda Meïr : Il faut un État palestinien » G comme Golda Meïr. «J’évoquerais un souvenir personnel... Je l’ai rencontrée une fois, en 1967, et je lui ai dit qu’il fallait qu’il y ait un État palestinien. Elle a répondu : “Where to put it ? (Mais où le mettre ?)” Je lui ai dit Cisjordanie et Gaza». H comme Hégémonies. «Il y avait jadis deux puissances hégémoniques, URSS et USA, ça créait au moins un certain équilibre. Aujourd’hui il n’y en a plus qu’une et c’est fâcheux». H comme Historiens ? Vous les aimez ? «Je suis entré en histoire comme d’autres entrent en religion. Oui je les aime, mais certains m’énervent. Il n’empêche, il y a une sorte de fraternité des historiens». Et ceux qui écrivent l’histoire comme ils veulent ? Il ne devrait pas y avoir une sorte de serment d’Hippocrate réservé aux historiens ? «J’ai été l’élève d’Henri Irénée Marrou et il nous a toujours donné l’exemple de ces deux historiens qui, devant le même lot d’archives, et avec la meilleure volonté du monde, n’écriraient pas la même histoire. C’est inéluctable». Et ceux qui falsifient l’histoire ? «Ce sont des assassins de la mémoire. Je les hais». H comme Humanité. «Montaigne : “Chacun porte en soi tout le poids de l’humaine condition”». I comme Intellectuels ? «Je n’aime pas l’arrogance de certains intellectuels qui considèrent qu’ils sont les seuls détenteurs de la vérité. Je suis un intellectuel dreyfusard, et parfois, le courage, comme l’a dit Jaurès, c’est de chercher la vérité et de la dire. C’est leur rôle, entre autres». I comme Islamo-judéo-chrétien. Et dialogue... «Je voudrais bien. J’ai appelé à ça, oui, mais je suis agnostique. Pour moi, ce n’est pas au nom d’Abraham que les gens se réconcilieront». Comment alors ? «Au nom de l’humanité». On en est très loin, non ? «Certainement. Mais tout de même quand 14 intellectuels arabes ont publié une déclaration contre la tenue d’un congrès négationniste à Beyrouth, c’était un grand moment, un grand acte politique». J comme Jeanne d’Arc ? «Marc Bloch, le plus grand historien de sa génération, disait : “Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront rien à l’histoire de France. Ceux qui ne sont pas émus par le récit du procès de Jeanne d’Arc et ceux qui ne tremblent pas de joie le 14 juillet”» Vous êtes français avant d’être juif, n’est-ce pas ? «Je suis un Français. Juif». Jérusalem doit avoir une ville arabe et une ville juive J comme Jérusalem. À qui est Jérusalem ? «À mon avis, Jérusalem doit avoir une ville arabe et une ville juive sans pour autant être coupée en deux. C’est-à-dire une cité unifiée, capitale de deux États. C’est ce qui a été proposé par les Palestiniens, c’est ce que Barak a failli accepter avant de se rétracter». K comme K, Joseph K, Kafka... «Kafka. Le symbole même de l’intelligentsia juive. Kafka est l’un des prophètes du monde totalitaire moderne. J’ai lu en 47 l’un des textes les plus prophétiques que je connaisse : La colonie pénitentiaire». L comme Louisette Ighilahriz. «C’est elle qui a ressuscité le débat sur la torture (par les militaires français en Algérie, une des causes pour lesquelles s’est battu P. V-N.) dans Le Monde du 20 juin 2000». Et Soha Béchara ? «Les tortures commises par les Israéliens me choquent presque encore plus que celles commises par les Français. Parce que rien n’est plus affreux que le torturé qui devient tortionnaire». Et tous ces Libanais torturés par les Syriens ou leurs agents, et l’omerta à ce sujet ? «Ça me dégoûte». M comme Maman. «J’ai perdu la mienne à Auschwitz. J’avais 14 ans. C’est elle qui m’a donné le goût de la poésie. J’entends encore ma mère réciter Les Phares de Baudelaire». N comme «Nier, c’est se protéger»... «Je ne comprends pas ceux qui nient, non. Je les vomis. Mais c’est certainement une manière de se protéger». O comme Oubli ? «Sans l’oubli, pas de mémoire possible. Toute mémoire est choix, elle se détache sur un fond d’oubli. Oubli et mémoire sont, tous deux, indispensables. L’oubli peut être une vertu». Quand est-ce que l’on sait que c’est une vertu ? «Après». C’est trop tard, non ? «Ben oui». Et les Libanais ? Ils devraient oublier leur guerre – qui continue ? «Non. Ils devraient la dépasser. Il faudrait oublier certaines choses. Il faudrait regarder vers le futur. Ce n’est pas à coups d’accords de Taëf que l’on oublierait une guerre. Oui, il faudrait regarder vers le futur. Je n’aime pas Shimon Peres. C’est un hypocrite. Mais il lui arrive d’avoir des éclairs quand il parle d’un futur, d’une société moyen-orientale qui constituerait un ensemble comme l’Europe. Il y a là un petit grain de prophétisme chez cet homme autrement médiocre». P comme Paradoxes. Vous les cultivez, ou vous êtes vraiment comme ça ? «Je suis vraiment comme ça... J’en suis conscient oui, simplement parce qu’on me le dit. Comme vous... Mais le jour où j’en aurais conscience, je cesserai d’être ce que je suis». P comme Pétition. «J’en ai signé beaucoup». Effectivement, la dernière étant en octobre dernier, un texte où, en tant que juifs, P.V-N et bien d’autres réclamaient aux Palestiniens le droit d’avoir un État souverain... Et contre Sharon ? «Non. Mais j’ai horreur de Sharon. C’est un assassin. La société israélienne, à l’heure actuelle, sécrète des Sharon. On revient à la première question, l’acceptation de l’autre. Sharon n’a jamais reconnu l’autre». Quel est l’homme politique israélien le plus proche des valeurs que vous défendez ? Vivant de préférence, pour garder un peu d’espoir... «Hélas... Shlomo Ben Ami peut-être». Q comme Question juive... «Oui c’est une question. C’est une réponse surtout : la diaspora». S comme Services de renseignements. À eux seuls, ce sont les 7 plaies d’Égypte, du Liban... «Oui, je sais, vous avez ça, mais du côté syrien. J’ai fait un bref séjour en Syrie il y a deux ans, et c’est difficile de ne pas s’apercevoir que c’est un État totalement contrôlé». Le sionisme, une idéologie nationale arrivée trop tard S comme Sionisme. «C’est une idéologie nationale qui est arrivée trop tard. C’est un nationalisme comme les autres. A priori. Le problème c’est qu’il revendiquait une terre qui appartenait déjà aux autres. Les juifs ont vécu sans État pendant 2000 ans. C’est une bonne et belle chose». S comme Spécificités. On les garde ou on les vire ? «C’est comme les racines». S comme Souveraineté. «C’est un mal nécessaire». T comme Terrorisme. «C’est l’arme du pauvre mais ça n’empêche pas que ce soit horrible». T comme Tragédie. «C’est aussi ma spécialité. Mythes et tragédies». C’est quoi la tragédie des humains aujourd’hui ? «C’est, un peu comme dit Amal Makarem, le fait que le Liban ne peut même pas vivre une tragédie». U comme Urgence. «C’est surtout une série télé (E.R.)» Vous aimez ? «Beaucoup. Parce qu’elle jette un coup d’œil sans merci sur certains des pires aspects de la société américaine». V comme Vérité. Une ou des vérités ? «À 21 ans, j’ai eu une enguelade avec un garagiste, je lui ai dit : “Moi, monsieur, j’exerce un métier où on exige que l’on dise la vérité”. Aujourd’hui, je serai plus modeste : il y a des vérités». Z comme... Zorro. «Le justicier». On en a besoin ? «Oui». Donc vous croyez en l’homme-providence. «Non. Je crois à l’homme qui prend des risques pour établir encore la justice». Qu’est-ce qui vous fait vous battre encore chaque jour, qu’est-ce qui vous meut, vous êtes l’archétype du militant. Quel est votre carburant ? «Marrou a dit : “Le travail historique n’est pas l’évocation d’un passé mort mais une expérience vivante dans laquelle l’historien engage la vocation de sa propre destinée”. C’est ça mon carburant».
Comment arriver à connaître, un peu plus, autrement, un des plus grands intellectuels contemporains ? Comment faire pour cerner, un peu plus, autrement, les incroyables et fascinants paradoxes d’un «Français juif» qui a perdu sa mère à Auschwitz, à l’âge de 14 ans, et qui ne se prive pas de tirer, à bout portant, avec ses mots, sur presque tous les dirigeants israéliens...