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Actualités - BIOGRAPHIES

REGARD - Fernando Bermejo : « Le jardin perdu », peintures - Le titre et le tableau

Tout jardin, comme tout pari sur la pérennité des choses et des êtres, est perdu d’avance, et cette perte inévitable est ce qui en fait le prix. Le sol, les parterres peuvent perdurer, les fleurs, les plantes, les arbres changent continuellement. Peindre, dessiner, photographier un jardin, ce n’est jamais en capter qu’un aspect éphémère, immobiliser le temps sur l’un de ses instants éternisés. Toute image, même la plus réaliste, n’est donc qu’une abstraction de la totalité innombrable, innommable, inembrassable, une tentative désespérée de saisir l’insaisissable, les pétales du temps que le souffle de la vie dissémine aux quatre vents, la poudre impalpable du temps qui file entre les doigts. C’est pourquoi vaine est toute prétention de la peinture à restituer le réel. Un monde à part Aussi, les peintres conscients de cette inanité picturale accentuent-ils l’artifice de leur art, son côté non naturel, y compris dans la représentation la plus scrupuleusement exacte de leurs motifs. Exactitude qui se fait elle-même porteuse de l’artifice, du décollement de la réalité et donc de sa métamorphose en œuvre d’art. Laquelle est, en un sens, la chose la moins naturelle qui soit, l’objet intentionnel le plus éloigné de la simple duplication des données immédiates ou non de la conscience du monde extérieur. Alors que le grand public veut retrouver ce qui lui est familier, déjà connu, assimilé, digéré, ce qui ne dérange en rien ses habitudes perceptives, l’œuvre d’art, qui édicte ses lois et ses règles avec leurs modalités d’application, entend, au rebours, l’entraîner au-delà des limites du jardin clos de la conformité illusoire des images aux choses, dans le pré de la non-conformité, de l’intégrité, de l’indépendance, de la liberté et de la souveraineté des images, même et surtout quands elles semblent en appeler aux phénomènes sensibles extérieurs. Les images sont un monde à part, un autre monde, et c’est en fonction de leurs critères à elles qu’il convient de les aborder, en oubliant ceux du monde dont elles sont dérobées, ravies ou détournées. La rose et l’oignon Né à Madrid en 1949, Fernando Bermejo (une quarantaine d’expositions individuelles, de nombreuses collectives, biennales et foires, plusieurs prix, des œuvres dans une quinzaine de musées) illustre parfaitement ce parti pris de la peinture. Ses œuvres exposées sont des carrés de bois (70 x 70 cm) préparés, recouverts d’abord d’une couche de peinture dorée révélée par le faux cadre suggéré par de simples traits obliques aux quatre coins. Chaque peinture ainsi calibrée est un carré dans un carré, en enclos dans un enclos, un jardin floral dans un jardin géométrique. Cette double enceinte enferme, en très gros plan, une fleur, rose ou aubépine, qui est elle-même un ensemble d’enveloppes végétales concentriques, de pétales enroulés en corolle les uns autour des autres comme pour protéger un point, un noyau, un cœur, un secret, un sens enfoui au centre. Par cette conformation qui évoque les cercles concentriques célestes, sur le modèle de l’ancien système solaire pré-copernicien, voire les cercles concentriques infernaux, sur le modèle de «L’Enfer» de Dante, la rose a toujours servi de symbole ésotérique ou mystique, ses enveloppes successives rappelant également les fortifications du «château de l’âme». Pour ne pas verser dans le sentimentalisme mercantile de la Saint-Valentin, disons tout de suite qu’elle partage ce privilège avec l’oignon avec lequel elle semble au demeurant tisser plus d’une affinité : si je ne m’abuse – ma mémoire peut me trahir –, la rose pousse mieux au voisinage de cette fétide liliacée qui semble exalter son parfum. Je ne crois pas que Bermejo cultive des visées symboliques de ce type – mais peu importent les intentions explicites si l’œuvre permet d’en appeler à des interprétations cohérentes. On pourrait tout aussi bien évoquer des associations sexuelles féminines par le côté sensuel, voluptueux, satiné, soyeux et labial pour ainsi dire de ces fleurs peintes en noir et blanc, au point qu’on pourrait les croire dessinées au fusain. Alternances Cette option du noir et blanc est un pur parti pris d’artiste. Bermejo a peint des roses en couleurs pour de précédentes expositions. Cela n’empêche pas de chercher un éventuel sens caché au recours à ces deux non-couleurs pour rendre toute la gamme glorieuse et éclatante des couleurs et nuances de la rose aux pétales reployés et de l’aubépine aux pétales déployés : alternance du fermé et de l’ouvert, du privé et du public, du caché et du révélé, du recueillement et de la dispersion au sein même de la double enceinte qui fonctionne comme un «hortus conclusus», perdu dans la vie, retrouvé dans la peinture. En fait, cette mise entre parenthèses de la couleur permet à Bermejo d’entreprendre des études très fouillées de complexes courbes et contre-courbes, plis et contre-plis, de surfaces convexes et concaves subtilement modelées par des dégradés de gris et des inflexions de blanc et lisses comme des peaux douces, drapées comme des étoffes ; plissées et bouillonnées comme des jupons de danseuses flamencas, froissées comme des draps après l’amour, sous une lumière argentée rehaussée de l’éclat sourd, presque imperceptible (sauf quand la peinture appliquée sur un papier extrêmement fin marouflé sur le bois est éraflée) des dessous dorés, tels des fonds d’icônes, leurs fleurs se substituant aux saintes et aux saints. Temps suspendu Ce que Bermejo entreprend, ce sont de véritables portraits de roses, comme si, au-delà de leur pouvoir germinatif, elles possédaient une véritable personnalité et même une âme, une âme odorante (en odeur de sainteté ? On ne sait jamais car rien n’est ambigu comme une rose) qui les fait frémir en s’épanouissant pour leur fugace existence (leur «vita brevis» étant compensée, en l’occurrence, par l’«ars longa» de Bermejo) sous la lumière et les regards qui seuls font qu’une rose est une rose et une peinture une peinture. Par le cadrage adopté, qui les fait déborder du carré alloué où elles sont souvent vues en contre-plongée, le regard du peintre les dominant de haut, Bermejo porte ses roses à l’absolu pour ainsi dire, en les soustrayant à tout contexte (soit elles remplissent l’espace, soit le fond est noir), donc à toute relativité et à toute temporalité : elles subsistent dans un temps suspendu et, à ce titre, malgré leur spécificité, deviennent des roses génériques. Or, tout en les retirant du cycle de l’épanouissement et du dépérissement, il les singularise en les resituant, par les titres (5 novembre 1999, 18 décembre 1999, etc.), dans le cours du temps qui dévore toute chose, les transformant ainsi en journal intime, calendrier privé, repères chronologiques et balises de mémoire. Titrer une rose (peinte) «24 mai 1999» lui confère un sentiment de précarité et surtout un sentiment de perte irrémédiable (d’où le «Jardin perdu»), mais, inversement, cette date acquiert une consistance visuelle, voire une sorte de permanence emblématique. Désormais, le «24 mai» est cette rose-là et nulle autre, je veux dire nulle autre chose. Comme si le titre et le tableau échangeaient continuellement leurs rôles et fonctions, s’octroyant réciproquement sens et contenu. (Palais de l’Unesco).
Tout jardin, comme tout pari sur la pérennité des choses et des êtres, est perdu d’avance, et cette perte inévitable est ce qui en fait le prix. Le sol, les parterres peuvent perdurer, les fleurs, les plantes, les arbres changent continuellement. Peindre, dessiner, photographier un jardin, ce n’est jamais en capter qu’un aspect éphémère, immobiliser le temps sur l’un de...