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Actualités - CONFERENCES INTERNATIONALES

Colloque - Choix francophones Dominique Eddé et Abdallah Naaman témoignent

La deuxième partie du colloque sur le «Choix francophone» s’est déroulée à Paris les 15 et 16 mars au Centre Georges Pompidou. Après avoir développé, dans un premier temps, le thème de “L’amour de la langue”, au Musée Sursock, “Le français à l’épreuve du cosmopolitanisme” a constitué le second et dernier volet des rencontres parisiennes qui ont été inaugurées par M. Boutros Boutros Ghali et auxquelles ont participé des écrivains et des penseurs. Les interventions des écrivains Dominique Eddé et Abdallah Naaman, des témoignages personnels sur leur relation avec la langue dont nous publions des extraits. Pour Dominique Eddé, le «rapport aux langues en général et à la langue française en particulier n’a jamais été raisonnable ; foncièrement affectif pour ne pas dire passionnel, il est en quelque sorte le double instinct de mon rapport à moi-même et aux autres, il est donc forcément tributaire sinon à la merci de mes humeurs et de mes contradictions...» Elle enchaîne : «… Née au Liban d’un père libanais ayant fait ses études en français et d’une mère à moitié française et à moitié égyptienne, j’ai tout naturellement hérité de la langue française mais ne m’en suis en effet pas si naturellement débrouillé. Cette langue avait sur moi des droits d’hospitalité, elle me recevait chez elle plutôt que je ne la recevais chez moi. Les mots dont je me servais devaient leur existence à doc gono dont l’existence m’était étrangère, ce qui impliquait de grands moments d’amour, d’inévitables surenchères et une sorte de politesse exaspérée. Tout se passait pour moi comme si ces gens, qui s’appelaient tantôt Dupont et tantôt Baudelaire, étaient les héritiers testamentaires d’un instrument dont je pouvais être, quel que soit mon talent à l’exercer, que convive ou au mieux locataire. Il va de soi que rien de tout cela n’aurait eu lieu si j’avais eu une égale maîtrise de la langue arabe. Or cette langue, qui n’était rien moins que la langue de mon pays, je la ressentais profondément tout en la connaissant mal, nous la parlions peu en famille. Partout présente autour de moi, elle me manquait au sens plein du terme. Et cette lacune ne fut pas seulement un sujet de privation, ce fut aussi, au moment de l’adolescence et des prises de conscience politiques, un sujet de conflit intérieur... «... L’arabe que je lis avec lenteur et que j’écris mal est toutefois une langue à laquelle je suis sensuellement et physiquement aussi attachée que peut l’être un corps à un corps. Sa respiration, son rythme, sa structure musicale et sa manière de se déployer sont en accord absolu avec mon rapport à la terre. Il n’en demeure pas moins que ma langue naturelle, celle qui, à défaut de pays, me tient lieu de chemin, celle qui m’apporte l’indicible et fabuleux plaisir de la rencontre exacte des mots et des choses, celle enfin qui assure mes moyens de transport et qui m’accompagne jusque dans mes rêves, est incontestablement le français... «C’est en écrivant en français des dialogues conçus en arabe que j’ai pris la mesure non seulement de la distance qui sépare ces deux langues mais aussi d’une autre distance qui, elle, est à trouver ou à inventer et qui est en quelque sorte la distance nécessaire à leur rapprochement. Car ce travail qui consiste à garder l’humeur, le sens et le bruit de la langue de départ sans faire entorse à la langue d’arrivée, dans mon cas le français, est encore autre chose qu’une traduction puisqu’il s’agit de mettre en scène quelque chose qui n’existe qu’en imagination ou au mieux en mémoire... Je m’aperçois, au moment de conclure, que je n’ai rien dit d’un plaisir si particulier à ma fréquentation de la langue française, le plaisir de la concision et du chemin le plus court, le plaisir d’arriver parfois à remplir une poignée de mots d’une montagne de sens et d’éprouver comme d’un doigt contre un autre l’instant de la cible touchée, le plaisir d’augmenter une couleur en supprimant un adjectif et de marquer un point en le passant à l’as, le plaisir d’obtenir de cette langue si volontiers abstraite le consentement à l’exactitude. J’avais d’abord écrit à la reddition mais tout compte fait mieux vaut l’amour que la guerre». Le double-pays «Le double-pays» est le titre de l’intervention du Dr Abdallah Naaman qu’il dédie au poète Nadia Tuéni. Pour cet ancien attaché culturel auprès de l’ambassade du Liban à Paris, «l’avenir de la francophonie se trouve désormais entre les mains des francophones hors de l’Hexagone...» «À chacun son français. Longtemps langue du colonisateur, puis de l’ennemi, elle est devenue un symbole de liberté, une arme de combat pour Rachid Mimouni ; et pour les femmes maghrébines une arme de revendication, d’émancipation et de lutte contre l’intolérance de la gente masculine. Asservi par les Ottomans, le Liban choisit de “pleurer” (écrit Charles Hélou) en français. Occupés par les Anglais, les Égyptiens se mettent à rêver en français, devenu par ailleurs une lingua franca qui permet aux multiples minorités méditerranéennes et levantines de communiquer entre elles. Une manière aussi pour les élites de résister culturellement à l’occupation britannique. Transcendant le national (et parfois le chauvin), cette culture ouvre ceux qui la partagent à l’universel. Ainsi de Georges Henein, de Giuseppe Ungaretti, d’Edmond Jabès, de Joyce Mansour, d’Albert Cossery et d’Andrée Chédid. «Pour moi, le hasard et les aléas de la vie ont fait que cette expérience a été un va-et-vient sans heurts majeurs, ce qui m’a permis de me maintenir à égale distance des deux langues dans lesquelles je m’exprime : l’arabe, ma langue maternelle, que je chéris et protège, et le français que je conquiers et respecte. Ce qui ne m’empêche nullement de bousculer les deux, de les fracturer, de les renouveler et de les aimer, conjointement et simultanément. L’exercice est complexe et périlleux, et grands les risques. Mais avec le temps, on finit par s’y habituer. «Et cependant, en m’appropriant le français, je ne renonce point à l’arabe. L’aurais-je pu avec un idiome qui me traverse de part en part? Généreuse, ma langue maternelle me pardonne des absences justifiées et des infidélités prolongées. Je dois le reconnaître, à ma honte : je suis volage, à répétition, mais j’ai des arguments solides de justification. On vit de plus en plus vieux et notre existence supporte plusieurs ménages. Et puis les mœurs évoluent et se démocratisent, pour peu que l’on respecte ses engagements et que l’on agisse dans la transparence». Il reste qu’il faut se faire une violence pour se détacher de ses origines. J’envie ceux qui peuvent (ou prétendent) se décharger de ce qui peut leur paraître comme un fardeau. Quant à moi, je reste profondément attiré par le Levant, ma patrie fondamentale, car il m’est impossible de me délivrer de moi-même. Comment dès lors concilier l’inconciliable ? Aurais-je hésité, que l’appel du tréfonds aurait ébranlé mes certitudes et m’aurait convaincu que l’on ne peut indéfiniment assumer deux loyautés sans se trahir. Je navigue entre deux rives, abritant mes espérances et mes inquiétudes dans un «double-pays», selon la délicieuse formule de ma compatriote Nadia Tuéni, confiant qu’il convient d’écrire ce que l’on ne peut (ou ne doit) pas dire. C’est ce que je tente de faire depuis que le cancer de l’écriture m’a habité. À l’évidence, Je me porte plutôt bien, n’en déplaise à mon sceptique médecin. Mais cela n’est pas tout. Dans ma petite enfance, on m’a promis une vie éternelle dans l’au-delà, et pourtant j’ai cessé d’y croire dès ma puberté. Seule m’est restée une morale naturelle de bon aloi, une croyance, un espoir en la petite éternité accordée quelquefois à certaines œuvres élues. Au risque de paraître prétentieux – qui ne l’est pas un peu –, j’écris pour communiquer avec l’autre certes, mais aussi pour témoigner, et surtout pour espérer accéder à cette éternité éphémère et oh! combien provisoire, mais délicieuse, réconfortante, apaisante et consolatrice pour traverser et assumer une vie. L’aventure humaine n’est-elle pas, en définitive, un cheminement solitaire, inquiet, exigeant et exaltant par excellence ?...»
La deuxième partie du colloque sur le «Choix francophone» s’est déroulée à Paris les 15 et 16 mars au Centre Georges Pompidou. Après avoir développé, dans un premier temps, le thème de “L’amour de la langue”, au Musée Sursock, “Le français à l’épreuve du cosmopolitanisme” a constitué le second et dernier volet des rencontres parisiennes qui ont été...