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Actualités - OPINION

Regard - Que de femmes, que de femmes ! L'offensive du printemps

Les femmes réclament la parité des droits et c’est justice. Pendant trop longtemps, elles se sont éclipsées derrière leur seigneur et maître. Mais, à en juger par le paysage pictural beyrouthin, les femmes, du moins dans ce domaine, n’ont guère à se plaindre, au point qu’en parodiant Mac Mahon, on pourrait s’écrier: «Que de femmes! Que de femmes!». Dans une grande offensive du printemps, comme au beau temps de la guerre du Vietnam, elles occupent presque entièrement la place. Qu’on en juge: en moins d’un mois, après le Circuit invisible de Sara Badr au CCF consacré exclusivement au cycle de vie de la femme, de la matrice de la mère à la matrice de la terre, première tentative inaboutie mais prometteuse, Martha Hraoui, qui ne délaisse pas ses anatomies, comme si elle n’était jamais sûre de les avoir bien assimilées, consacre une bonne partie de son travail à un hommage à la paysanne de la Békaa, suivie, dans la même galerie, Épreuve d’artiste, de Renée Fawaz qui semble décidée à se tailler, même tardivement, une place au soleil: ses raclures de palette en collage sont un peu trop touffues, mais dès qu’elle aura appris à les faire respirer davantage en y ménageant des courants d’air, elles seront tout à fait acceptables, sauf que le danger, ici, est de se laisser absorber dans le côté technique au dépens du reste. Au City Café, Mona Saudi, solide sculpteur et dessinatrice qui ne craint pas de se contenter d’un simple contour modulé pour ses figures compactes à connotations formelles méso-américaines (bizarrement), montre cette fois-ci des acryliques colorées très clairement structurées comme tout ce qu’elle fait, malgré l’usage de projections qui constellent ses contructions de petits bangs locaux. À la galerie Rochane, Nada Machnouk-Eido, Hiba Balaa-Bawad et Roula Semmakié, chacune à sa manière, l’une dans le matiérisme, l’autre dans le collage narratif, la troisième dans un naïvisme «magique», tentent, elles aussi, de se frayer des voies personnelles. Chez Noah’s Ark, Juliana Séraphim revient avec déesses et dieux gréco-orientaux: Aphrodite, Ichtar, Poséidon et Beroé, Orphée, le fils de Cadmus, des musiciennes, des femmes-fleurs, des femmes-papillons ou libellules, personnages d’un monde onirique ou fantasmé aux corps élancés et chantournés, aux justaucorps enluminés et historiés d’arabesques et de dentelles baroques, aux amples capes transparentes, avec des coiffures extravagantes, des conques, des fleurs, des oiseaux, dans un pansexualisme plus ou moins explicite mais dénué de sensualité, théâtral, symbolique et abstrait malgré ou peut-être à cause de la multiplicité des formes phalliques et vulvaires, le tout orchestré comme un collage, avec une figure centrale entourée par juxtaposition de figures et d’objets secondaires absorbés en eux-mêmes, évoluant dans des mondes parallèles qui ne se croisent presque jamais. Le sexe, le Moi À la galerie Janine Rubeiz, Lamia Joreige, elle aussi, semble fascinée par la sexualité, mais son intérêt préférentiel va au sexe féminin, figure centrale unique de ses œuvres tantôt de façon explicite, dans certains dessins, tantôt plus ou moins camouflé ou voilé dans ses peintures où elle s’apparente plutôt à une plaie qu’à une source de vie et de plaisir. Elle l’appelle, curieusement, corps étrange, attribuant la totalité à la partie et l’étrangeté à l’intimité. Pas si curieux, après tout, la plus grande proximité est le plus grand éloignement. Là aussi, la sexualité est totalement dénuée d’allégresse: la chair est triste et même, en un sens, malade, gangrenée, bien que parfois ardente, prise dans la métastase universelle que traduisent les toiles de paysages rongés par la pollution dans une atmosphère verte-grise traversée de flamboiements de crépuscule, ou gagnée par la prolifération cancéreuse des cellules qui hante les dessins à la cire. C’est bien la peinture d’une fin de millénaire, de cycle ou de monde, mais une peinture prophylactique qui tente de transmuer le désespoir en son contraire, en acte de désir et de création. Lamia Joreige a acquis une bonne maîtrise des techniques mixtes qui lui permet de jouer à sa guise avec la matière sur des papiers marouflés sur toile en quatre quarts avec jointures apparentes, comme pour concrétiser picturalement la fragmentation ou l’écartèlement du corps, de l’âme et du monde. Ici, excellentes augures, l’expérience technique va de pair avec l’expérience proprement picturale et l’expérience intérieure, obsessionnelle-symbolique. Au Zico House, Kantari, Valerie Brodar, elle, tourne non pas autour de son sexe mais de son Moi désincarné et alphabétisée: dans son installation en quatre volets ou trois chambres et un balcon, elle le matérialise sous forme de coffre métallique cubique scellé et le lance, en arabe (Ana), à l’assaut des murs et du plafond qu’il couvre de spirales de l’interminable litanie de son auto-affirmation, comme une danse de derviche tourneur sous une lumière bleutée; elle le décline, en anglais, sur les murs blancs d’une salle éclairée a giorno, à la façon d’un dictionnaire, de “self-abasement” à “self-wrought” en passant par des dizaines d’autres autoréférences qui figurent tous les avatars possibles et imaginables du Moi dans une vertigineuse odysée narcissique; sous une lumière rougeâtre, elle le symbolise à la manière taoïste par des vasques de cuivre rouge posées par terre et contenant de la terre, du bois, du feu, du métal et de l’eau, correspondances macrocosmiques du microcosme, un peu comme les quatre éléments de la philosophie antique et médiévale: elle présente cela comme une conception bouddhiste, alors que le propre de celle-ci est de nier, justement, l’existence du Moi, qui n’est qu’un ensemble instable d’agrégats provisoires; enfin, un dernier coffre métallique installé au balcon représente le Moi public, exposé aux autres, au grand jour, la persona. Comme souvent dans les installations qui veulent trop embrasser, la multiplicité des idées en vue d’administrer une démonstration finit par les brouiller au lieu de les éclaircir. Mais peu importe: il s’agit d’une bénigne fantaisie d’adulte et non d’un cours de psychologie transcendentale. Le seule chose grave pour les installateurs est de se prendre au sérieux, au lieu de jouer jusqu’au bout sans se laisser prendre au jeu. Sécession Pour terminer provisoirement cette revue féminine, puisque d’autres expositions se profilent à l’horizon, voici, au CCF et bientôt au Kulturzentrum à Jounieh, une délicieuse exposition qui nous vient d’Allemagne, une invasion pacifique de onze femmes qui font partie de la Sécession Düsseldorf, association qui compte 15 membres dont Lotti Adaïmi (qui les a fait venir ici) et dont le but est de promouvoir les œuvres des artistes femmes car, selon Dagmar Schenck-Güllich, «l’État de la femme, même dans l’Europe éclairée, est toujours défectueux... les femmes ont du mal à conquérir les grandes galeries et les musées». Ce qui n’a pas empêché nos sécessionnistes de partir à la conquête de la France, drapeau tricolore en tête, sur des airs de Debussy, Satie et Messiaen, à la recherche de Van Gogh, de Camille Claudel, des chats hexagonaux et de la devise de la Révolution française retrouvée déformée à travers le prisme gluant de Le Pen. Pour chacune, la France est un motif très concret: un paysage de provence, une église en Dordogne, dessinés avec une rythmique musicale, un homme nu, d’une parfaite fluidité, une cartographie des lieux de séjour de Van Gogh, une série de variations gravées sur l’œuvre de Messiaen, des xylographies sur les pièces de piano de Satie, des collages de journaux français et allemands, avec des mots recopiés pour les apprendre par cœur, des dessins et des griffonnages, des laques rouges et bleues sur papier blanc ou des traits sabrant les trois bandes de la bannière comme une herbe folle poussant dans un pré, des monotypes de matous tracés avec une feinte naïveté puérile, des dessins au bic de tragédies humaines à la mémoire de Camille Claudel... L’ensemble forme une belle et légère interprétation, totalement détendue, à l’aise et sans prétention, de l’idée qu’on peut se faire d’un pays étranger à travers ses paysages, sa culture, ses symboles: leçon d’ouverture et d’attention à la différence et à la spécificité de l’autre, perçues comme facteurs positifs de créativité. Pour voir la France autrement, suivez le guide: l’escouade sécessionniste de Düsseldorf. À quand donc une Dissidence Beyrouth? Comme le montre cette offensive du printemps, ici les femmes n’ont peut-être pas autant besoin de serrer les rangs et de jouer du coude, du moins face aux galeries détenues pour la plupart par d’autres femmes: elles arrivent plus facilement qu’ailleurs, bien qu’elles soient loin de la parité des droits. Serait-ce encore une preuve de plus de paternalisme déguisé et de machisme condescendant?
Les femmes réclament la parité des droits et c’est justice. Pendant trop longtemps, elles se sont éclipsées derrière leur seigneur et maître. Mais, à en juger par le paysage pictural beyrouthin, les femmes, du moins dans ce domaine, n’ont guère à se plaindre, au point qu’en parodiant Mac Mahon, on pourrait s’écrier: «Que de femmes! Que de femmes!». Dans une grande...