Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGES

Société - Le procès des employeurs tortionnaires s'est ouvert devant la Cour criminelle du Liban-Nord Les plaies de la petite Fatmé sont cicatrisées, mais qui soignera son moral ?(photo)

«Fatmé, aimes-tu tes parents ?» La fillette de dix ans se tait longuement puis lance : «J’ai beaucoup pleuré lorsqu’ils m’ont envoyé chez mes employeurs, je ne voulais pas quitter la maison». De retour chez elle, à Karkha (Wadi Khaled), la petite dont le sort avait ému les Libanais reprend timidement goût à la vie. Elle se rend régulièrement à l’école du village, en boitant un peu à cause de l’amputation de ses orteils, et se fait peu d’amis. Mais elle se sent désormais en sécurité, même si la plupart des promesses se sont évaporées et si elle redoute sa convocation prochaine par le juge pour une confrontation avec son ex-employeuse et tortionnaire, Hanane Yahia, épouse de Marwan Hamad. Après un immense tapage médiatique, l’affaire est brusquement retombée dans l’oubli. Ayant apaisé sa conscience au sujet de la petite domestique martyre, l’opinion publique s’est intéressée à d’autres cas. Et, de Fatmé Jassem rentrée chez elle, dans son lointain village du Akkar, à quelques mètres de la frontière syrienne, on n’entendait plus parler. Pourtant, le procès de ses employeurs s’est ouvert le 1er février devant la Cour criminelle du Liban-Nord et, à travers eux, ce sont tous ceux qui exploitent les enfants qui doivent figurer au banc des accusés. L’histoire de Fatmé dépasse en horreur tous les récits d’enfants exploités. On se souvient comment le 20/10/98, elle était transportée à l’hôpital à Tripoli, dans un état critique. Son employeuse, Hanane Hamad, s’était contentée de la déposer aux urgences en affirmant que la petite avait été heurtée par une voiture. Voyant la gravité du cas, les médecins ont alerté les forces de sécurité et c’est ainsi que l’affaire a été connue du public et que la petite Fatmé a été amputée de huit orteils, alors que tout son corps est couvert de brûlures de cigarette et meurtri par les traces de chaînes métalliques. Les frais d’hospitalisation de la petite ont été couverts par un émir séoudien, alors que de nombreuses organisations ainsi que le ministère des Affaires sociales s’étaient engagés à la prendre en charge. Peluches anachroniques Mais, aujourd’hui, près de quatre mois après le drame, la petite vit dans la misère, essayant autant que possible d’oublier ce qu’elle a subi. La famille Jassem habite un peu à l’écart du village, non loin de la mosquée, au bout d’un chemin en terre battue. Le père ayant deux épouses, la bicoque a deux ailes, avec en commun la courette devant la façade. Au total, neuf enfants dont seulement deux filles, Fatmé et Myriam, sont à la maison. Les deux sœurs qui partagent la même chambre exiguë où les peluches reçues par Fatmé alors qu’elle était à l’hôpital semblent anachroniques avaient été placées ensemble chez des employeurs différents, à Tripoli, moyennant une somme globale de quelque 700 000 LL pour chacune. Mais alors que Myriam était bien traitée, le malheur s’abattait sur la petite Fatmé. Le scandale ayant atteint les proportions que l’on sait, le père, Moukheiber Jassem, a ramené Myriam à la maison, jurant de ne plus chercher à «placer ses filles». Montré au doigt au village, le père explique, pour se justifier, qu’en envoyant ses filles chez des gens fortunés, il espérait surtout leur donner la chance d’une nouvelle vie. «Hanane m’avait promis d’inscrire ma fille à l’école. Et je pensais que ma petite Fatmé serait bien mieux au chaud dans une maison bien équipée. Je ne pouvais pas savoir...» A-t-il essayé de savoir ? C’est la question à laquelle il devra répondre puisqu’il est, lui aussi, traduit en justice pour «exploitation de mineure». La pauvreté de la famille Jassem est évidente. Et le père n’est d’ailleurs pas avare de détails sur le sujet. Comme la plupart des habitants de Wadi Khaled, ils n’ont reçu la nationalité libanaise qu’en 1994. Les travaux que le père pouvait accomplir étaient donc limités. Il est ouvrier agricole, mais souvent il n’y a rien à faire. Il s’est procuré un troupeau de chèvres, mais celles-ci se sont empoisonnées. De plus, sa femme et son fils sont tombés malades. Il avait donc un besoin urgent d’argent et en même temps, il voulait que ses filles sortent de ce quotidien lugubre. Au village, certains ne croient pas beaucoup à cette version des faits et considèrent Jassem comme un homme paresseux qui aime l’argent facile. Ils l’accusent même aujourd’hui de profiter du drame de Fatmé, l’ayant ramenée à la maison pour bénéficier des aides qu’elle pourrait recevoir. En effet, si de nombreuses promesses se sont évaporées, l’avocate de Fatmé, Me Ghada Ibrahim, précise que le député Maurice Fadel aurait remis au père l’équivalent de la somme que lui devaient les Hamad. Mais si la petite a été renvoyée chez elle, dans son village miséreux, c’est parce que les psychologues ont estimé qu’il était préférable pour elle de se retrouver dans son milieu habituel. Et tout en étant très réservée, presque méfiante, Fatmé précise qu’elle se sent bien ici avec tous ces gens que je connais». S’étant rétablie depuis peu, elle se rend régulièrement à l’unique école du village, ouverte cette année grâce à une initiative du moukhtar, Zeinab Hamed, qui a offert sa maison en guise de local. Les frais d’inscription (80 000 LL) ont été réglés par le député Issam Farès pour Fatmé et d’autres enfants dans le besoin. A dix ans, elle est en 11e Au début, Fatmé se sentait très gênée, d’autant que ses compagnes de jeux sont désormais dans des classes plus avancées, alors qu’elle est encore en onzième. Mais elle ajoute que ses amies l’ont beaucoup aidée. Aujourd’hui, elle voue une véritable adoration pour sa «maîtresse», Loubna, et ose aller au tableau. Dans sa classe de 30, trois élèves doivent se serrer devant un seul pupitre et Fatmé est assise à côté de sa sœur Myriam et d’une autre fillette. Tout le monde semble gentil avec elle et petit à petit, elle se détend. «Je n’aime pas les études, lance-t-elle. Mais je préfère être ici que chez des gens». Quoi qu’elle fasse, les mauvais souvenirs ne sont jamais bien loin. Fatmé est terrorisée à l’idée de revoir Hanane et dès qu’on lui en parle, elle se crispe avant de raconter sa terrible histoire. Tous les détails reviennent avec une acuité et une précision affolantes. Selon elle, il est arrivé à Marwan Hamad de la tenir pendant que sa femme la battait. Marwan a pourtant déclaré à la cour tout ignorer de l’affaire. D’ailleurs, son épouse, qui sera interrogé par la cour lundi, a elle aussi nié les faits qui lui ont été imputés au cours de l’enquête préliminaire. Elle a maintenu la version de l’accident de voiture, qui explique mal toutefois d’où viennent les brûlures de cigarette sur les parties sensibles du corps de la petite et les traces de chaînes sur ses poignets et ses chevilles. Les rapports médicaux et les photos de la petite sont assez explicites sur le sujet et font état de sévices remontant à plus de dix jours. Selon Me Ghada Ibrahim, la petite était de toute façon sous sa responsabilité. «Quelle que soit l’origine des sévices, elle doit en répondre devant la cour». Me Ibrahim s’est porté volontaire pour défendre les intérêts de la petite, car cela s’inscrit dans le cadre de sa lutte permanente contre la violence sous toutes ses formes. «Lorsque la misère s’allie à l’ignorance, voilà ce que cela donne, dit-elle. Il y a beaucoup de petites Fatmé qui souffrent sans qu’on le sache. Et cela continuera tant que des parents considéreront leurs enfants comme des sources de revenus, protégés par l’article 7 du Code du travail qui exclut le placement d’un enfant en guise de domestique des travaux interdits pour les mineurs». C’est peut-être par là qu’il faudrait commencer, car selon Me Ibrahim, seule la loi et son pouvoir de coercition peuvent changer les mentalités. Et tant qu’il y aura des Fatmé dans notre société où les valeurs diffèrent d’un groupe à l’autre, nos consciences ne devraient pas connaître de répit.
«Fatmé, aimes-tu tes parents ?» La fillette de dix ans se tait longuement puis lance : «J’ai beaucoup pleuré lorsqu’ils m’ont envoyé chez mes employeurs, je ne voulais pas quitter la maison». De retour chez elle, à Karkha (Wadi Khaled), la petite dont le sort avait ému les Libanais reprend timidement goût à la vie. Elle se rend régulièrement à l’école du village,...