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Actualités - OPINION

Ordres de grandeur

En affluant en masse à Amman pour le porter en terre, les puissants de ce monde n’ont fait que témoigner de la stature absolument hors normes de ce roi que l’on se plaisait à dire petit, mais dont l’exceptionnelle personnalité débordait largement les étroites frontières de son domaine, grossièrement tracées au cordeau sur un coin jaune-désert de la carte du Proche-Orient. Des scènes officielles et populaires qui ont marqué la dernière performance politique du roi, puis son agonie et enfin ses funérailles – saisissant mélange de majesté toute britannique et de simplicité bédouine – surgissent deux évidences : n Père fondateur de la Jordanie moderne, d’une Jordanie non plus seulement héritée mais méritée, Hussein ibn Talal était devenu aussi le patriarche d’une population jeune, née et grandie, le plus souvent, durant ses 46 ans de règne. Dès lors, et malgré certains chapitres bien sombres de l’histoire du pays, notamment le fameux Septembre noir que les Palestiniens ont choisi d’occulter sinon d’oublier, malgré les exigences démocratiques demeurées insatisfaites de l’opposition, malgré une paix passablement impopulaire, Hussein a été sincèrement pleuré par ses sujets, toutes origines et appartenances confondues. Le constat vaut qu’on s’y arrête, dans une région de la planète où les peuples ont rarement l’opportunité de choisir librement leurs dirigeants; et éprouvent plus rarement encore le besoin de leur manifester spontanément leur attachement, que la circonstance soit heureuse ou tragique. n En Hussein cependant, ce n’est pas tant le bâtisseur de nation que l’homme de paix – la paix pour tous les peuples du Proche-Orient – qu’a tenu à saluer la communauté internationale, à un moment où semblent prévaloir les extrémismes et où la modération s’avère peu payante. Car ce n’est ni avec ses puits de pétrole ni avec sa petite mais hautement disciplinée Légion bédouine que le Hachémite a plus d’une fois forcé littéralement le cours de l’Histoire. Et pas seulement celle de son pays : alternant audace, résolution et sens inné de la manœuvre, Hussein a plus d’une fois démontré que les destinées des États ne sont pas déterminées seulement par les froides règles de la géopolitique. Acharné à ne pas laisser son royaume se transformer en un substitut de Palestine, le doyen des gouvernants arabes a eu à se battre tour à tour contre Israël et contre l’OLP. Et c’est hanté par la même obsession qu’il a fini par se mettre en paix avec l’un et l’autre, œuvrant opiniâtrement de surcroît à un règlement israélo-palestinien et puisant même dans ses dernières forces pour assurer le succès du conclave de Wye Plantation. Compte tenu de tout cela, le monde ne pouvait que s’alarmer du vide que laisse un tel homme, et cette préoccupation aura été particulièrement visible parmi les gouvernants du Proche-Orient, qu’ils l’aient ou non soutenu de son vivant. En déléguant leurs princes à Amman, en promettant une assistance financière au novice roi Abdallah, les monarchies pétrolières du Golfe ont définitivement passé l’éponge sur le flirt jordano-irakien du début de la décennie. Considérablement plus frappante toutefois est la présence inattendue du président syrien Hafez el-Assad aux obsèques : outre la contradiction historique entre le rêve hachémite d’un Royaume arabe et celui d’une Grande Syrie, Damas reproche comme on sait à Amman d’avoir rompu la solidarité arabe en signant la paix avec Israël puis en coopérant avec l’axe militaire turco-israélien, et les deux capitales s’accusent mutuellement de menées subversives et terroristes. En allant se recueillir sur le corps de son vieil ennemi, en ouvrant le défilé des condoléances avant de s’entretenir avec le roi Abdallah, Assad a clairement manifesté une volonté de réconciliation avec le trône hachémite; mais surtout, et après mûre réflexion, il a tenu à réaffirmer, à la face du monde, sa quête authentique d’un juste règlement , sans craindre pour cela de se trouver presque en même temps que Benjamin Netanyahu dans le palais de Raghadan ; apparemment sensible à la grandeur du moment (à moins évidemment qu’il s’agisse là d’une manœuvre électorale), le Premier ministre israélien a salué de son côté le geste syrien, se promettant en outre de prendre «un nouveau départ» dans les efforts en vue de la paix. La grandeur du moment, disions-nous : par quelle malheureuse, incroyable, incompréhensible et indéfendable aberration l’État libanais s’en est-il tenu éloigné, omettant de se faire représenter au plus haut niveau, comme il se devait, à ces obsèques royales auxquelles a pris part le gotha international ? Sans doute parce qu’aucune explication officielle d’une aussi fâcheuse anomalie n’avait la moindre chance de convaincre, il n’y en a eu aucune : ce qui était encore le meilleur moyen de porter les Libanais stupéfaits, navrés, choqués, à spéculer sur les contraintes extérieures pesant sur leur pays. Que Beyrouth ait cru devancer les souhaits de Damas en adoptant un profil bas sans possibilité de faire marche arrière après la surprenante et tardive décision syrienne; ou encore que cette grave entorse protocolaire ait traduit quelque puéril ressentiment envers la Jordanie, tenue pour responsable en effet du repli de la résistance palestinienne sur le Liban, peu importe au fond : une fois de plus aux yeux des puissances – une fois de trop pour tous les Libanais qui croient dans le changement – notre pays s’est frileusement, impardonnablement, tenu en marge de l’événement.
En affluant en masse à Amman pour le porter en terre, les puissants de ce monde n’ont fait que témoigner de la stature absolument hors normes de ce roi que l’on se plaisait à dire petit, mais dont l’exceptionnelle personnalité débordait largement les étroites frontières de son domaine, grossièrement tracées au cordeau sur un coin jaune-désert de la carte du...