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Actualités - OPINION

Regard - B. Richa, B. Kyrillos, A. Azad, R. Ataya Roses, pommes, tomates et têtes coupées

Ferronier à Batroun, Boulos Richa exécutait parfois des travaux pour le sculpteur Michel Basbous. Ce n’est pas cela qui fit de lui, à son tour, un sculpteur tout à fait singulier : c’est la justesse de son regard. Il lui suffisait de jeter un coup d’œil sur d’anciens instruments agricoles ou artisanaux pour voir surgir, par leur assemblage, d’étranges animaux pleins d’humour et de fantaisie. Pendant la guerre, cet artiste pacifiste, humaniste et idéaliste passe à un autre type de transformation, métamorphosant les instruments de mort en instruments de vie, les fusils en charrues et en stylos. Il n’a pas arrêté depuis, utilisant des pièces de rechange mécaniques et des tiges métalliques pour forger des œuvres qui accusent une personnalité marquée, bien que toutes différentes, chacune issue d’une méditation particulière sur le monde et la vie. Richa ne cesse de répéter qu’à oublier les désastres de la guerre, comme il est patent dans les œuvres de la plupart de nos artistes, nous risquons de les subir encore et encore. Tout en demeurant esthétiquement autonomes, ses sculptures sont autant de rappels à ne pas refouler le passé, de peur d’un violent retour de bâton. Boulos Richa mérite d’être reconnu et consacré comme l’un de nos sculpteurs les plus inventifs et les plus originaux. (Kulturzentrum, Jounieh). Attraction Bassam Kyrillos, qui avait commencé par tailler des têtes qui pouvaient passer pour des accidents naturels de la pierre tant il limitait son intervention au strict nécessaire, taille aujourd’hui des corps sans têtes et sans bras, emportés dans un mouvement de danse aérienne ou d’attraction irrésistible jusqu’à se souder l’un à l’autre sans cesser de planer. Il en exécute d’autres dans des dimensions beaucoup plus grandes en armatures de grillage de fil de fer recouvertes de ciment et de plâtre. Ici, l’invention se réduit aux variantes et combinaisons de corps plus ou moins stéréotypés qui risquent de tourner au logo et au design en trois dimensions. Mais Kyrillos, qui est jeune, est encore capable de nous étonner. (Espace SD). Conjuration Peintre et installateur, Ara Azad, 37 ans, qui a vécu et travaillé aux États-Unis, ne peut oublier son expérience de la guerre : il a été témoin de trop d’excès et d’horreurs (victimes traînées ou écartelées par des voitures, têtes coupées, etc.) et a connu l’insupportable tension de l’attente de l’obus qui va tomber. Il en a été hanté jusque dans ses rêves, les cauchemars des nuits ne faisant que prolonger les cauchemars des jours. Son travail est donc une sorte de long exorcisme, de conjuration du mal et de sa persistance. Dans une peinture en noir et blanc, il l’écrit directement : «Dear, I walked into my nightmares only to live them over and over again and once again in my sleep. Nice dream». Ses visages expressionnistes émaciés aux longues mines tristes, esquissés en quelques coups de pinceau, chargés de gribouillis et de coulures de peinture à l’huile diluée, bleu-vert, jaune-orange, blanc sur noir avec lèvres rouges (ses couleurs se sont éclaircies et intensifiées au Liban, elles étaient beaucoup plus sombres encore aux États-Unis), ne disent pas autre chose. En un sens, Ara Azad, contrairement aux jeunes peintres qui veulent oublier les traumatismes subis, n’esquive pas la réalité de la souffrance ou la «connaissance de la douleur». Elle est, au contraire, son point de mire, comme chez les peintres arméniens imprégnés du sens tragique de la vie et dont la vision ne cesse de recevoir confirmation de l’actualité mondiale. Dans d’autres écrits, dont les fragments, tels des éclats d’obus, sont dotés de cadres épais, il relate son retour à Beyrouth qui n’est pas, ainsi qu’il le croyait «naïvement», «comme» un cimetière, mais qui en est un, réellement : il trébuche sur des fragments de corps, assiste à un enterrement et finit par se demander : «Have I died and I don’t know it ?» – «Suis-je mort sans le savoir ?». Sommes-nous morts ? Même quand il campe, en quelques traits négligés, Adam et Ève avec la pomme fatidique, c’est toujours la mort dont il s’agit, celle qui suit l’expulsion du paradis terrestre, certes, mais aussi celle de l’éviction violente hors du paradis de l’enfance. Et c’est pourquoi ses minuscules pommes rouges et ses tomates écarlates, malgré leurs connotations de passion et d’amour, de ciel et de terre (tendre la main ou se baisser pour cueillir) ne sont peut-être, au fond, horribile dictu, que les avatars policés, «normalisés», poétisés, des têtes coupées autrefois aperçues dans une camionnette. D’ailleurs, dans leurs cadres minuscules, répartis sur les cimaises comme des éclats d’obus, la vitre est remplacée par des verres de lunettes, faute, sans doute, de lentilles de loupe : tout est dans la vision, la manière de voir, le regard. (Varoujan International Art Center, Zalka). Enveloppement Si Randa Ataya peint des roses acryliques plutôt que des pommes et des tomates, c’est aussi une question de regard, un regard très différent de celui manifesté par Gilbrert Hage dans ses photographies de roses fanées : en gros plans solitaires, juxtaposées en rangs d’oignons, superposées, empilées ou encasées. Ici, on n’ose pas évoquer des têtes coupées : mais ces fleurs rouges et jaunes sans tiges n’en sont-elles pas, à leur façon ? Privées de leur être botanique, elles se réduisent à de la pure peinture, à l’enregistrement du mouvement d’enveloppement de leurs enceintes concentriques, de leurs corolles serrées, desserrées, parfois défaites. Comme chez Kyrillos, variantes et combinaisons font l’essentiel du travail. Dans une toile, un rang de roses aux flamboiements qui s’éteignent figure efficacement le couchant. Un autre rang, plus pâle, plus délicat, plus poétique semble attendre quelque chose au bord de la mer et du silence. Là aussi, on risque vite, à moins d’une grande virtuosité picturale, de tomber dans le logo et le design. Cette profusion de roses me remet en mémoire une tentative romanesque avortée : un jour, les roses disparaissent de la nature, de la science, de la littérature, ne laissant aucune trace même dans les mémoires : rien que des trous énigmatiques qui finissent par susciter des partis pour et contre, des guérillas, des guerres et, finalement, un cataclysme nucléaire avec des roses atomiques en guise de champignons. Mais ce n’est qu’une fiction. (Fadi Mogabgab Art Contemporain)
Ferronier à Batroun, Boulos Richa exécutait parfois des travaux pour le sculpteur Michel Basbous. Ce n’est pas cela qui fit de lui, à son tour, un sculpteur tout à fait singulier : c’est la justesse de son regard. Il lui suffisait de jeter un coup d’œil sur d’anciens instruments agricoles ou artisanaux pour voir surgir, par leur assemblage, d’étranges animaux pleins...