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Actualités - REPORTAGES

Crime de Saïda - Toute la République a défilé au Palais de Justice pour présenter ses condoléances Les juges partagés entre détermination et inquiétude(photo)

«Renforcer l’État de droit commence par livrer à la justice les personnes qu’elle recherche et qui se trouvent sur le territoire libanais». Dans un Palais de justice noir de monde et de tristesse, c’était, samedi, la phrase qui revenait le plus souvent. Les yeux rougis de peine et de fatigue, les magistrats ne parviennent pas encore à se remettre du traumatisme qu’ils ont subi mardi dernier. Comme des automates, ils saluent la République venue leur témoigner sa solidarité, mais dans l’immense salle de la Cour de cassation à peine climatisée, où le 15 avril dernier la Cour de justice a une nouvelle fois condamné à mort l’insaisissable Abou Mahjane, ils se sentent plus seuls que jamais, livrés à un ennemi encore sans visage, qui peut-être ne sera jamais identifié. Le Liban tout entier est venu présenter ses condoléances au ministre de la Justice Joseph Chaoul entouré des membres du Conseil supérieur de la magistrature et des principaux juges du pays. Depuis la veille, vendredi, le Palais de justice a été investi par les soldats de la Moukafaha qui ont passé la nuit sur place dans le cadre des mesures nouvellement décidées. D’ailleurs, c’est désormais l’armée qui protègera ce haut lieu du droit, une précaution hélas un peu tardive. Fouille stricte, visiteurs canalisés vers une seule issue, samedi, l’accès au Palais de justice était plutôt difficile. Mais cela n’a pas empêché les Libanais, officiels, avocats, politiciens ou simples citoyens de faire le déplacement. En principe, le début des condoléances est fixé à 10h, mais dès 9h30, les visiteurs commencent à affluer, et à 10h10, le chef de l’État Émile Lahoud salue à son tour les magistrats, suivi de la plupart des ministres, des députés, des responsables militaires et sécuritaires et de nombreuses figures de la politique et du Barreau, certaines profitant de leur présence en ces lieux pour évoquer certaines affaires, d’autres réellement affectées. Le dernier à venir est le président du Conseil Sélim Hoss qui clôture en quelque sorte ce vaste témoignage de solidarité. Un message de solidarité Le Liban solidaire de ses juges, c’est en quelque sorte le message que l’on a voulu transmettre à travers cet impressionnant défilé de personnalités, mais il faut un peu plus que cela pour rassurer des magistrats encore sous le choc de la tuerie de mardi dernier qui a abouti à la mort d’une cour entière : les trois membres du tribunal et le représentant du parquet. «Du jamais-vu au Liban et dans le monde, même en Italie où la mafia a pourtant sévi contre les juges», précise le président d’un tribunal. Le procureur général Adnane Addoum a beau dire que la «justice effraie et n’a pas peur», les magistrats restent quand même très affectés par le drame. Étant à peine 300 sur l’ensemble du territoire, ils se connaissent pratiquement tous et perdre d’un coup quatre collègues est une véritable tragédie. Selon un juge de Beyrouth, le magistrat Harmouche disait le matin même du crime à son épouse enceinte de leur premier enfant : «Mon grand-père a vécu orphelin, mon père aussi et moi de même. J’espère que l’enfant à venir ne le sera pas…» Un autre raconte comment le président de la Cour criminelle de Saïda, Hassan Osman, auquel on avait aussi confié l’instruction du dossier de la tentative d’assassinat du député Moustapha Saad, préférait mener ses interrogatoires à Beyrouth parce qu’il s’y sentait plus en sécurité et empruntait pour cela le bureau d’un avocat général. Hassan Osman était en poste à Saïda depuis plus de trente ans et tous ceux qui l’ont connu affirment qu’il ne s’est jamais absenté de son bureau. Il était toujours présent, même lorsque la loi ne l’était pas, confiant qu’un jour la justice aura de nouveau un grand rôle à jouer. Mardi dernier, c’est le hasard qui a causé sa mort. Normalement, la cour criminelle devait commencer par des procès auxquels il ne pouvait assister puisqu’il avait participé à l’élaboration de leurs actes d’accusation (en tant que président de la chambre de mises en accusation). Un retard du magistrat qui devait présider ces audiences l’a poussé à inverser l’ordre des procès et la fatalité s’est abattue sur lui… Défi permanent Tous les magistrats sont conscients qu’ils auraient pu être les victimes de cet horrible massacre, car pour eux, la véritable cible de la tuerie, c’est l’État de droit et les efforts déployés en vue de le rétablir. Ont-ils peur ? La question les fait longuement réfléchir… «Peut-être pas directement ou consciemment» répondent certains, qui affirment pourtant qu’ils continueront à traiter les dossiers avec la même détermination. Mais tous sont plutôt révoltés par la façon dont on a brusquement placé la justice en avant sans lui avoir donné les moyens de se protéger. Tous sont aussi un peu dégoûtés par la facilité avec laquelle ont été assassinés leurs collègues, en pleine salle du tribunal, au vu et au su de l’assistance, alors que les coupables courent toujours. Même s’il n’y a pas encore d’indices réels, les soupçons se portent instinctivement vers Abou Mahjane et son groupe, Esbet Ansar, qui font toujours la loi au camp palestinien de Aïn Héloué. En douce, on laisse entendre que la plupart des inculpés qui défilent devant les tribunaux de Saïda appartiennent à ce groupe et sont généralement condamnés à des peines diverses. C’est pourquoi entre le repris de justice plusieurs fois condamné à mort et les magistrats, c’est une lutte incessante. De même, beaucoup font le rapprochement entre la tuerie de mardi et le cadavre retrouvé mercredi dans un cimetière de Tripoli. Ce cadavre appartient à Samir Zeyni, frère de Fouad, un des membres de Esbet Ansar, condamné le 15 avril par la Cour de justice à 8 ans de prison pour tentative d’assassinat du mufti Sabounji et attaques contre des débits de boissons. Ceux qui suivent les divers dossiers rappellent aussi que les meurtriers des deux agents des FSI le 15 octobre à Saïda se seraient réfugiés au camp de Aïn Héloué. Les magistrats trouvent donc particulièrement choquant ce défi permanent à la justice que constitue l’inviolabilité de ce camp, où toutes les personnes recherchées peuvent se réfugier en toute impunité. «Même si Abou Mahjane et son groupe n’ont rien à voir avec la tuerie de mardi, la seule riposte à ce crime doit consister à livrer à la justice les personnes qu’elle recherche. Puisqu’on veut empêcher l’émergence d’un État de droit, c’est un droit plus ferme qui doit être dit maintenant. Et cela ne peut se faire par de simples déclarations», disait-on samedi au Palais de justice. Et ce qu’on ne disait pas, mais qui était présent, dans les silences, les regards pensifs et les longues poignées de main, c’est le désarroi de magistrats contraints de condamner des coupables, tout en sachant que d’autres continuent d’échapper à la loi. Qu’Israël soit, comme on le dit, le commanditaire de la tuerie, ne devrait pas pour autant empêcher l’identification des exécutants. Non seulement la crédibilité de l’État serait en jeu, mais de plus, ce serait un coup terrible pour leur propre fonction. La foule impressionnante venue, en ce jour, présenter ses condoléances n’a pas réussi à consoler les juges . Et, en dépit de leurs efforts, les soldats n’ont pas non plus contribué à calmer leurs angoisses. Aussi dramatique qu’elle soit pour les familles des victimes, l’affaire dépasse le cadre du simple crime et elle ne peut donc être traitée avec les déclarations habituelles. Il faut du concret et les magistrats attendent… Aujourd’hui, le président et les membres du Conseil supérieur de la magistrature se rendent à Saïda en signe de solidarité avec les juges de la ville, mais aussi pour montrer leur détermination à continuer à siéger là où a eu lieu la tragédie.
«Renforcer l’État de droit commence par livrer à la justice les personnes qu’elle recherche et qui se trouvent sur le territoire libanais». Dans un Palais de justice noir de monde et de tristesse, c’était, samedi, la phrase qui revenait le plus souvent. Les yeux rougis de peine et de fatigue, les magistrats ne parviennent pas encore à se remettre du traumatisme qu’ils ont...