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Liban - Feuille de route

Valse avec Téhéran…

... Chez sayyed Hassan Nasrallah comme chez une maison de qualité vieille de trente ans, qui prend inexorablement de l'âge, et en période de superbradage, « tout doit disparaître », serait-on même tentés de plaisanter, si la plaisanterie en question, superbement morbide, ne renvoyait pas en l'occurrence à la sacro-sainte apologie du martyre dont il était indirectement question dans la conférence de presse du patron local du Hezbollah. Hassan Nasrallah s'est ainsi employé jeudi à ressortir toute une gamme de dossiers trouvés au fond de tiroirs poussiéreux apparemment sans queue ni tête, dont la plupart ne relèvent en rien de l'actualité politique. Cela n'enlève rien, de toute évidence, à leur importance sur le plan humanitaire, surtout en ce qui concerne la question des quatre diplomates iraniens, liée au dossier central des disparus de la guerre.
En juin 1982 - pour rappeler certains faits que beaucoup ne connaissent pas et qui sont rapportés dans un ouvrage particulièrement instructif dirigé par H. E. Chehabi sous le nom de Distant Relations, Iran and Lebanon in the Last 500 Years -, l'ayatollah Khomeyni décidait d'envoyer un commando au Liban - le premier du genre, ancêtre du groupe de pasdaran qui viendra un peu plus tard créer et entraîner le Hezbollah - pour combattre l'invasion israélienne. Le commando en question était sous la direction du commandant de la 27e brigade de l'armée iranienne, Ahmad Motevasselian, dont les combattants venaient de s'illustrer dans le cadre de la guerre Iran-Irak par la reconquête épique, un mois plus tôt, du port iranien de Khoramchahr, auparavant tombé aux mains des forces de Saddam Hussein. Nommé « Qova-ye Mohammad Rasul Allah » (littéralement les « forces de Mohammad, prophète de Dieu »), le bataillon arriva à Damas, où il fut reçu par le parrain de l'opération, l'ambassadeur iranien en Syrie, Ali Akbar Mohtachémi, puis à Zabadani, à la frontière, où il reçut la visite du vice-président syrien Rifaat el-Assad. Il apparut très vite que le président syrien Assad ne voyait pas d'un très bon œil l'établissement d'un contingent iranien, pour des raisons évidentes, en grande partie liées à sa propre volonté d'établir une influence prépondérante au Liban.
Las de rester au Liban sans combattre Israël, alors que Téhéran était engagé dans une guerre féroce avec Bagdad, Motevasselian retourna en Iran pour recevoir des ordres de Khomeyni, lequel lui demanda de rapatrier les troupes d'élites, l'attention devant être concentrée sur la guerre Iran-Irak, et l'invasion israélienne du Liban n'étant, en fin de compte, pour le guide spirituel iranien, qu'une tentative occidentale de créer une diversion, un second front. De retour à Damas, où il devait procéder à tous les arrangements nécessaires pour assurer le retour de ses hommes, Motevasselian reçut une information affirmant que des combattants israéliens et Kataëb encerclaient l'ambassade iranienne à Beyrouth-Ouest. Il proposa aussitôt de se rendre dans la capitale libanaise sous une couverture diplomatique pour détruire des documents diplomatiques jugés importants. Accompagné du chargé d'affaires iranien à Beyrouth, d'un chauffeur et d'un photographe de l'Agence nationale iranienne, Motevasselian quitta Damas pour Beyrouth le 4 juillet. En chemin, les quatre hommes furent kidnappés par les services des Forces libanaises, à l'époque sous le commandement d'Élie Hobeika, et ne furent plus jamais revus.
Passé ce rappel historique - et toutes les questions politiques qui peuvent se poser concernant la signification politique et stratégique de cet enlèvement -, il convient de s'interroger sur les raisons, bien plus importantes, pour lesquelles Hassan Nasrallah a décidé de rappeler, encore une fois, jeudi, cette histoire au bon souvenir des Libanais, dans le cadre de ce timing bien précis. Or, les pistes sont nombreuses pour répondre à cette question.


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La première piste pourrait être libanaise et renvoyer à une stratégie électorale, ce qu'a laissé entendre hier Samir Geagea. Dans cet esprit, l'objectif serait de jouer sur la mémoire de la guerre pour raviver une violence qui couve encore sous la cendre. Il s'agit, en d'autres termes, d'une énième tentative de politisation du dossier des disparus à des fins électorales, ce qui est, du reste, le meilleur moyen de garder ce dossier humanitaire d'une importance capitale totalement sous scellés. Des disparus, des morts, quasiment tout le microcosme politique libanais en a sur la conscience, directement ou indirectement. La guerre raffole des disparus ; c'est son pain quotidien. C'est pourquoi il devrait revenir à une commission indépendante, formée de personnalités du monde du droit connues pour leur crédibilité et leur intégrité, de déterminer les parts de responsabilité des uns et des autres. Tout le reste n'est pas sérieux et n'est que bavardage inutile qui se heurtera bien rapidement aux veto des uns et des autres.
Le champ de la politique est, dans ce cadre, un cimetière pour le droit humanitaire ; ou bien une jungle où tous les coups sont permis. La partie attaquée par Nasrallah hier - tout en se défendant de n'avoir pas été aux commandes à l'époque du drame - a ainsi tôt fait de rappeler au Hezbollah qu'il est lui aussi perdant au jeu des accusations et de l'évocation de la guerre, enlèvements d'otages occidentaux et opérations-suicide contre les forces internationales obligent. Dans la pratique, le chef du Courant chiite libre, Mohammad Hajj Hassan, a bien fait de rappeler de son côté que le Hezbollah n'avait pas fait la fine bouche pour partager de très près l'ombrelle du protecteur syrien avec Élie Hobeika, qui était le haut responsable des FL en 1982. Mais il y a là une formidable hypocrisie qui joue, comme dans le cas de Sleimane Frangié et du massacre d'Ehden : la victime accepte de serrer la main, sinon plus, de son bourreau, à la manière de cette passion pathologique de Charlotte Rampling pour son portier de nuit dans le film éponyme de Liliana Cavani (1973), le tout sous les ordres et les yeux satisfaits pervers du tuteur syrien.
Il reste qu'évoquer le dossier des disparus de cette manière ne fait justice à personne, pas même aux disparus, et surtout pas aux Libanais, qui ont tourné, en principe, le 14 mars 2005, la page de la guerre civile par une réconciliation populaire historique au centre de la capitale. Du reste, cette volonté constante de raviver les blessures de la guerre est évidente dans l'occultation totale par Hassan Nasrallah, dans son discours, du dossier des détenus libanais en Syrie, une manière bien étrange d'entamer, quelques jours à l'avance, les célébrations gargantuesques qui doivent accompagner l'anniversaire de ce formidable outil du dialogue de civilisations que constitue le document d'entente avec le CPL : le dossier des détenus, parfaitement ignoré par le secrétaire général du Hezbollah, faisait pourtant l'objet d'une clause à part dans ce texte.

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C'est cet « oubli stratégique » syrien qui devrait nous mettre sur la deuxième piste à explorer, laquelle est d'ordre stratégique et régionale. Cette lecture pourrait expliquer pleinement le timing de cette intervention de Hassan Nasrallah. Mais il convient d'abord d'examiner tout un faisceau d'événements récents qui pourraient éclairer quelque peu notre lanterne : de Damas, Khaled Mechaal, chef réel du Hamas, a appelé à la mise en place d'une « nouvelle OLP », en tentant ainsi de saborder quarante ans d'histoire palestinienne arafatiste ; l'émissaire spécial des États-Unis au Proche-Orient, George Mitchell, s'est rendu dans la région, n'omettant de son déplacement que deux principaux acteurs du conflit, la Syrie et l'Iran, signe que la reprise par l'administration Obama des contacts avec Damas et Téhéran n'est ni gratuite ni pour demain ; et enfin, Hassan Nasrallah ne s'est pas privé d'insulter une nouvelle fois l'Égypte, ce qui lui a valu hier ce communiqué officiel du Caire le qualifiant « d'agent iranien ».
Une fois de plus, c'est beaucoup plus selon une grille de lecture iranienne pure qu'il convient de lire le discours du secrétaire général du Hezbollah : en se mettant au même diapason que Mechaal, Nasrallah tente de mener une contre-offensive iranienne pour débarbouiller un peu l'image de la résistance, rudement ternie par la guerre de Gaza. C'est dans ce cadre que le chef du Hezbollah évoque le cas des quatre diplomates iraniens (et la commémoration de l'assassinat de Imad Moghniyé) pour préserver (et justifier) le droit de Téhéran à intervenir politiquement (et autres) au Liban, ou à partir du Liban contre Israël, en raison de cette cause lancinante et vitale vieille de bientôt 27 ans... tout en égratignant au passage certaines parties libanaises, en les assimilant, sans aucune distinction entre passé et présent, à l'État hébreu, véritable commanditaire de la disparition des quatre Iraniens.
Mais le plus étrange reste cependant le blâme adressé par le secrétaire général du Hezbollah au gouvernement libanais, qui est « responsable » du sort des quatre Iraniens, vu que cela s'est fait au vu et au su de l'État à l'époque. C'est faire mine d'oublier, une fois de plus, que le Hezbollah ne s'embarrassait apparemment guère trop de l'« oubli » de ce dossier au temps du tuteur syrien ; mais c'est prendre surtout les Libanais pour des imbéciles, en concédant enfin à l'État un rôle à jouer dans l'affaire des disparus et des détenus ! Or, durant des années, le Hezbollah n'a jamais hésité à négocier directement avec Israël ce genre de questions en traitant l'État par-dessus la jambe. C'est à en rire... ou à en pleurer de mauvaise foi.
... Au terme de ces longues heures de circonvolutions, de ces interminables conférences de presse sur les exploits de la résistance et autres « victoires divines », il faut toujours finir par se rendre à la réalité. Or, la réalité semble être dans l'incontinence, l'incapacité pour le Hezbollah d'assumer son rôle, sa fonction vitale de légitimation : la lutte armée avec Israël. Le cauchemar du Hezbollah - et de l'Iran - a bien un nom - ou plutôt un numéro : 1701. Il se trouve que, beaucoup plus par une affaire de logique froide que de hasard ou de « volonté divine », ce soit aussi, pour les Libanais, une grande source de réconfort.
... Chez sayyed Hassan Nasrallah comme chez une maison de qualité vieille de trente ans, qui prend inexorablement de l'âge, et en période de superbradage, « tout doit disparaître », serait-on même tentés de plaisanter, si la plaisanterie en question, superbement morbide, ne renvoyait pas en l'occurrence à la sacro-sainte apologie...
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