«To’borné, to’borné, to’borné »… à l’infini, ce mot glaçant : « Enterre-moi », tellement bizarre, tellement d’amour quand on y pense. Le bout de chou qui tire sur sa tétine, tout engourdi de sommeil et passant de bras en bras à la descente de l’avion, ne comprend pas que son grand-père, à cet instant-même, est en train de le charger de la mission la plus terrible qui soit : le porter en terre, le moment venu. L’inverse est bien entendu inconcevable, mais ce martèlement du to’borné, même détaché de son sens, même répété pour ce son inaudible qui coupe le mot en son milieu pour aller chercher, dans un spasme de la trachée, une profondeur du cœur au seuil de l’âme, en dit long sur nos histoires familiales.
Notre petit territoire, écornure de la carte du monde, n’a jamais gardé les siens le temps qu’il faut pour faire une vie. Avant même sa création, il ne leur a posé que des dilemmes : la guerre ou la mer, la faim ou la mer, la monotonie ou la mer, la frustration ou la mer, l’abstinence ou la mer. Irrésistible appel de la mer. Quand il vous semble tourner en rond sur un caillou, elle vous montre la vastitude du monde. Tant sont partis. Ils voulaient voir l’Amérique. C’est là, aux balbutiements de la révolution industrielle, que s’allumaient les premiers feux de l’avenir. Les bateaux les jetaient au hasard, qui en Afrique australe, qui en Nouvelle-Zélande, d’autres en Amérique du Sud, pas tout à fait celle qu’ils espéraient : tiens, la voilà l’Amérique. Sans connaître une bribe de langue étrangère, ils emportaient des babioles qu’ils vendaient pour acheter d’autres babioles et… miracle, de cabochons en balayettes, certains parvenaient à faire fortune. Quand une femme partait, c’est qu’elle était veuve ou abandonnée et chargée d’âmes. Elle avait au loin la liberté d’exercer le plus vieux métier du monde ou faire de la couture, non moins vieux métier, pourvu qu’elle puisse nourrir. Sans son rôle nourricier, quelle mère était-elle ? Peu revenaient. Ceux qui restaient vieillissaient seuls et mouraient parfois sans aucun de leurs proches à leur chevet. Le village se chargeait de les enterrer.
Un enterrement, dans notre bonne terre, c’est presque le couronnement d’une vie. Comme ailleurs, bien sûr, ce sont les bras qui portent le cercueil, l’officiant qui porte l’âme, les amis qui dévident l’enfance, les enfants qui découvrent, au fil des récits, de nouvelles facettes de ce père trop ombrageux ou de cette mère trop pudique. C’est l’édile qui honore de sa présence un fidèle électeur, la famille reconnaissante qui se pousse un peu du col. Et puis les condoléances. Un chef-d’œuvre institutionnel monté sur talons aiguilles, sacs de marque et mouvements de tête Wimbledon. « To’borné », c’est ça aussi. C’est, au-delà de l’adieu, faire partie de ce bruit qui dilue un peu le chagrin, chacun en prenant sa part, et consoler ceux qui sont venus vous consoler, et mettre le mort au milieu du village, plus grand que lui-même, plus présent dans son absence qu’il ne l’a jamais été dans sa vie.
Il faut avoir grandi ici pour comprendre que l’amour se dit parfois avec des mots de deuil. Que la tendresse passe par des images de terre, de cercueil et de caveaux de familles dont on n’a jamais la clé, et qu’il faut parfois forcer quand trop de temps a passé depuis le dernier enterrement « To’borné », c’est le rappel du lien que tisse la mort entre les générations et une injonction à respecter l’ordre des choses : – Fais que je parte avant toi. La mort est si familière sous nos cieux. Il est normal qu’elle ait sa place dans la démesure des sentiments.
""To’borné, to’borné, to’borné"", au singulier, de l’affection mêlée d’ironie, ou mieux, signe de tendresse, à ‘’enfouir’’ son petit enfant dans sa poitrine, pour le protéger. C’est aussi une menace qui cache un désaccord, sur le ton : "leik ya to’borné". Mais quand c’est au pluriel ""maa’brin baa’dhom"", cette expression surtout entre fratrie, quand surgissent des questions d’héritage, ou des querelles d’indivision. Les Libanais depuis plus d’un demi-siècle ""maa’brin baadhom""au profit des autres, dans l’indifférence générale. Je vous le dis, au pluriel, c’est la guerre fratricide.
10 h 18, le 04 juillet 2025