Quelque chose de la mythologie de « l’âge d’or » du Liban, de Beyrouth en particulier, est lié à l’été, à la plage. Corps sculptés, peaux cuivrées, rires surtout, dont l’écho vibre encore à travers les photos jaunies.
Sur ces clichés dominent l’orange et le jaune, une gamme acidulée, reine de ces années 1960 à 70, qui claque sur les dermes repus de soleil. Raffinement des tenues de bain, détournement du caftan artisanal en accessoire de naïade, drôles de bonnets méduses ornés de fleurs et de coraux en relief pour protéger les coiffures.
On ne regarde pas, on contemple. Chaque détail est une pépite.
Ils sont heureux – c’est une pensée réconfortante.
Ils vont au théâtre assister à des pièces bizarres. Ils se bousculent aux conférences, passent beaucoup de temps à refaire le monde dans les cafés. Ils sont fous de cinéma, habités par West Side Story, The Graduate. Ils ont la primeur des chefs-d’œuvre du cinéma contemporain : découvrent, comme créés pour eux seuls, Le Guépard de Visconti, les premiers Fellini, Bergman, Hitchcock, Kubrick.
En semaine, ils vont sans doute à l’université. D’autres travaillent, souvent dans l’entreprise familiale.
La plupart des filles ne semblent pas avoir beaucoup d’ambition. Elles sont belles, vives, instruites sûrement, mais prises dans un piège social de réseautages qui les conduit sans transition de l’université au mariage.
Forte d’une option « diplôme », chacune s’en servira plus tard pour persécuter ses enfants dans la course à l’excellence scolaire.
Celle-ci est ordonnée par les collèges privés qui défendent leur propre réputation à travers les performances de leurs poulains.
Que sait-on de cette époque, à part ce que nous en montrent les chromos ou ce que nous en disent les témoins, qui ont chacun sa version ?
Du fêtard qui a dûment écumé chaque nuit tous les bars de la rue de Phénicie (l’âge d’or n’avait-il pour base que cette ruelle aujourd’hui sombre et sans attrait ?) ; au révolutionnaire qui chérit ses premiers coups de sang dans les manifs – tantôt pour l’amélioration des conditions des étudiants de l’UL, tantôt en soutien aux Palestiniens après la guerre des Six-Jours.
À ce père de famille fier de ses succès facilités par les Trente Glorieuses.
Ou cet autre, blessé par l’inégalité des chances, qui travaillait plus pour gagner moins.
À cette femme, qui avait cru trouver à l’usine Ghandour un emploi la soustrayant aux ménages – seule alternative dans sa condition – et qui, s’étant vu refuser avec ses camarades une augmentation de 25 LL, avait participé au piquet de grève.
À l’écolier enfin, qui n’a gardé sous ses paupières éternellement lourdes que les traversées de la rue Hamra embouteillée sous la pluie. Le mouvement soporifique des essuie-glaces, l’index traçant un cœur dans la buée de la fenêtre pour l’effacer aussitôt.
Le saut rapide chez Hassoun Sport : trois petites marches à descendre, l’odeur de caoutchouc dégagée par les équipements, les sneakers Adidas, dites « espadrilles », trois bandes bleues sur cuir blanc, comme celles du prof de gym – et la fierté de les arborer le lendemain.
Et les Noëls détrempés sous les guirlandes en zigzag, dans des concerts de klaxons.
Et puis… plus rien.
La stricte discipline scolaire diluée dans les longues journées aux abris. Les bombardements. La mort qui se rapproche. La peur qui donne la nausée. Les voisins qui partent les uns après les autres.
Qui sera le dernier ?
Restait la plage.
Si nécessaire, si intégrée dans les habitudes, que la moindre accalmie vous y envoyait – le risque et l’envie se disputant la balance. Chercher un peu de sable pour vos pieds, un peu de sel pour vos lèvres, un peu de conversation entre bière et pastèque.
Et au premier grondement lointain, comme si ce n’était que l’orage, remballer tranquillement vos serviettes et rentrer avant que ça ne « barde ». Comprendre : avant que les bombardements ne se rapprochent.
Dans les documentaires résiduels du début de la guerre, on est frappé par l’élégance des gens.
Ici, un chauffeur de taxi : casquette assortie au pardessus, col blanc impeccable.
Là, une mère de combattants : brushing et tailleur sans un pli, droite dans son fauteuil.
Ils ont tout perdu. Ne savent pas où est allée leur vie d’avant.
Mais ils sont habillés pour l’accueillir à son éventuel retour.
Quelque chose en eux tient encore, parce qu’ils espèrent la fin de la guerre.
Ils ont de beaux restes. Un vestiaire taillé dans les toiles opulentes d’un quant-à-soi sans lequel on n’est personne.
N’être personne dans la guerre, c’est se condamner à la mort anonyme, la fosse commune, la perte du nom.
Il y a toujours quelque chose de vertigineux à regarder ces images, à tenter de reconstituer ce que tout cela aurait pu être si seulement… si seulement quoi ? Pourquoi, alors que nous avons aujourd’hui tant de plages, notre âge n’est-il à peine que de zinc et de fer blanc ?
Personne n’a gagné la guerre. Nous avons tous perdu la paix.
@nb : si, je ramène toujours du zaatar dans mes bagages. Au moins au Liban, on peut le choisir !
17 h 04, le 12 juin 2025