Un monde parfait, ce serait la scène de la raie manta évoluant sur La Sonnambula de Bellini avec la voix de Maria Callas dans Atlantis, le film de Luc Besson sorti en 1991. Inclassable, ce documentaire poétique résulte d’une longue expédition du réalisateur entre mers et océans pour capturer la beauté de la faune marine. Jamais « sortir la tête de l’eau » n’aura autant signifié son contraire. L’air de cette planète est irrespirable. Bien sûr, les mers sont polluées, mais au moins elles sont territoires de silence. Notre époque parle trop, noie dans le brouhaha des médias en tout genre son échec à se concentrer sur l’essentiel entre deux spots publicitaires.
Les souffrances inhumaines des Palestiniens de Gaza servent aussi à vendre de la lessive et des crèmes rajeunissantes, parce que le système et les algorithmes sont ainsi faits qu’ils recyclent la réalité en contenus lucratifs. Pendant ce temps, 100 camions d’aides vont être autorisés à entrer dans Gaza. Des aides pour 15 000 humains. C’est bien. Sauf qu’à Gaza demeurent encore 2,1 millions de personnes dans le dénuement le plus total. Ces camions qui transportent aussi, comme ils le font depuis octobre 2024, des sacs mortuaires en prévision de l’invasion annoncée par le gouvernement israélien ne suffiront à soutenir que moins de 1% de la population encerclée dans la bande.
Certains vous diront que la guerre n’est pas le monopole de Gaza. On trouve sans doute les mêmes souffrances en Ukraine ou au Soudan, peut-être la même intention d’épuration, le même principe génocidaire. La différence est que Gaza est un piège. On ne peut ni en sortir ni y entrer, et communiquer à partir de Gaza est un défi qui rend d’autant plus héroïque Bisan Owda, l’une des dernières journalistes palestiniennes rescapées ou restées sur place, témoignant inlassablement des atrocités quotidiennes subies par son peuple. On ne peut pas dire qu’on ne sait pas. Même dans le coin le plus reculé de la jungle amazonienne, on sait. Tout le monde sait. Les images pleuvent, insoutenables, sur tous les écrans, tout le temps. Elles blessent l’humanité entière. Certains s’en détournent, d’autres ont une pensée pieuse et passent leur chemin. Ceux qui veulent faire quelque chose savent qu’à part les mots, les cris et les banderoles, ils n’ont rien, à moins de faire partie d’une organisation autorisée. À des degrés divers, cette douleur s’étend sur l’ensemble du monde, habite l’inconscient collectif, humilie l’humanité à force d’impuissance. Nous sommes tous habités par Gaza. Nous sommes tous abaissés par Gaza. Désenfantés par la mort des enfants de Gaza. Si l’invasion a lieu, 14 000 d’entre eux sont directement menacés dans les prochains jours.
Tant et si bien qu’enfin, après 19 mois de bombardements et plus de 50 000 morts déclarés sans compter les dizaines de milliers de blessés et d’amputés et la famine rampante, un retournement des gouvernements occidentaux s’amorce contre la politique de Benjamin Netanyahu et la guerre menée par Israël à Gaza. Il s’est imposé avec la gravité croissante de la crise humanitaire, les violations du droit international et la pression des voix qui ont osé dénoncer le massacre face au déni des autres. Le Royaume-Uni a suspendu ses négociations commerciales avec Israël. L’Union européenne a annoncé la révision de son accord d’association avec Israël, en réponse aux préoccupations croissantes concernant ses violations des droits de l’homme. Donald Trump lui-même, qui semblait soutenir inconditionnellement Benjamin Netanyahu, rêvant avec lui d’une « Riviera du Moyen-Orient », a exprimé son mécontentement face à la prolongation du conflit et menacé de retirer son soutien.
La vérité est que tout cela arrive beaucoup trop tard. Il n’y a plus rien à Gaza. Les images satellite montrent un territoire rasé. La bande n’est plus propice à la vie. Si la paix revient, les Gazaouis auront besoin de nombreuses années pour se rétablir, soigner leurs plaies autant que leur santé mentale, trouver les moyens et la force de reconstruire. Et à supposer que le Hamas soit physiquement éradiqué, la colère prendra d’autres noms, d’autres formes. « C’est le piège qui rend féroce », écrivait Pagnol. Les Palestiniens étaient – sont – piégés. Il faut que l’histoire l’écrive.
Nous ne pouvons pas reprocher à l’Europe et au Canada de se réveiller après leur avoir reproché de fermer les yeux sur les atrocités commises par l’armée israélienne à Gaza. Mais après les phrases convenues, voici le temps des réactions tièdes. Ã ce rythme-là, il ne restera plus un seul être vivant à Gaza avant une véritable pression sur Israël pour arrêter cette folie. Et non, ils ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas.
22 h 33, le 22 mai 2025