Au moins là-dessus nous sommes tous d’accord : cinquante ans après, la guerre est toujours là. La guerre, ce sont ces avions et ces drones israéliens qui survolent sans arrêt notre ciel ; ce sont ces missiles tirés à partir du Liban-Sud en direction d’Israël ; ce sont ces combats qui opposent des clans libanais aux nouvelles autorités syriennes à la frontière qui sépare les deux pays ; ce sont ces armes que l’on retrouve dans chaque communauté, chaque clan, chaque quartier, chaque famille ; ce sont ces barrières, réelles ou mentales, qui nous séparent encore les uns des autres ; ce sont ces angoisses existentielles qui transforment chaque enjeu politique en une bataille pour la survie ; ce sont ces tabous qui nous empêchent de regarder l’histoire en face et de poser les questions qui fâchent ; et c’est, plus que toute autre chose, ce sentiment profondément ancré dans nos mentalités que nous ne sommes pas en paix et que le basculement vers le pire peut survenir à tout moment.
La guerre du Liban avait plusieurs dimensions, et en sortir pour de bon mérite de traiter chacune d’entre elles en profondeur. La plus évidente et paradoxalement la plus simple est d’ordre géopolitique. Notre guerre n’était pas celle des autres, mais les autres y ont été des acteurs de premier plan, qu’ils aient été syriens, israéliens, palestiniens ou encore américains. Le Liban ne connaîtra pas la paix tant qu’il sera le théâtre de conflits régionaux, comme il le fut encore il y a seulement quelques mois de cela entre Israël et l’Iran. Il ne connaîtra pas non plus la paix tant qu’un parti créé, armé et organiquement lié à un pays étranger dispute à l’État le monopole de la violence légitime.
Tout cela pouvait encore faire débat il y a peu. Ce n’est désormais presque plus le cas, même si la question du désarmement du Hezbollah est loin d’être réglée. Cette étape est absolument indispensable, tout comme l’est le fait de sortir le Liban du giron iranien, mais elle n’est pas pour autant suffisante. Tout comme ne l’est pas le fait de proclamer notre neutralité ou notre volonté de nous distancier des conflits extérieurs. Nous devons penser le Liban dans son ensemble régional. Cela ne veut absolument pas dire, comme ce fut trop souvent écrit, que notre pays est condamné par la fatalité de l’histoire et de la géographie à être la caisse de résonance des conflits régionaux. Mais cela ne veut pas dire non plus que le Liban peut soudainement devenir une île et que ce qui se passe à Gaza, en Cisjordanie, en Syrie ou dans le Golfe ne nous concerne pas de près. Il y a un équilibre à trouver. Et il y a un état de fait que nous n’avons pas le droit d’ignorer : nous vivons sous une forme de tutelle israélo-américaine. Tant que ce sera le cas, non seulement nous ne serons pas souverains, mais surtout nous ne pourrons pas envisager de construire une paix durable. Pas seulement avec Israël, mais surtout avec nous-mêmes.
C’est la deuxième dimension. Elle est politico-socio-confessionnelle. La guerre a également eu lieu en raison de tout un tas de facteurs internes qui n’ont pas complètement disparu sans être tout à fait les mêmes. Notre contrat social ne fonctionne plus. Notre peur de disparaître correspond tantôt à une réalité démographique, tantôt à un sentiment de marginalisation politique. Là aussi, la question du Hezbollah a pris tellement d’espace qu’elle nous a empêchés d’aborder les autres, ce qui a aussi fait les affaires de la classe politique traditionnelle. Le désarmement doit être le point de départ de la discussion, mais il ne peut en être également le point d’arrivée. Construire la paix nécessitera dans tous les cas une refonte en profondeur de notre modèle politique, social et confessionnel. Les chrétiens peuvent-ils continuer à être sur-représentés dans les institutions par rapport à leur poids démographique ? Les Palestiniens qui vivent au Liban depuis des décennies doivent-ils éternellement être traités comme des sous-citoyens ? Les inégalités criantes entre les Libanais et entre les territoires doivent-elles être en partie corrigées par l’État ? C’est à toutes ces questions et bien d’autres encore, qui sont aujourd’hui taboues, qu’il faudra répondre. La paix passe par la formulation d’un nouveau contrat social entre les Libanais d’une part, entre les Libanais et l’État d’autre part. Il y a là un nouveau modèle de citoyenneté à inventer, qui dépasse les appartenances communautaires sans pour autant les nier, afin de nous permettre de gérer avec plus de maturité notre si délicat et si naturel rapport à l’altérité.
C’est la troisième dimension. La plus subtile et la plus essentielle. Nous ne vivons pas ensemble. Nous sommes cet ensemble. La pluralité n’est pas une construction politique au Liban. Elle est une composante dominante de notre ADN. Elle est, aux côtés de notre aspiration à la liberté, ce qui fait notre libanité, toutes communautés confondues, et bien au-delà de nos frontières, de notre cuisine ou même de Feyrouz. C’est notre bien le plus précieux et le plus fragile. La géopolitique et la politique l’instrumentalisent, l’ébranlent et le salissent. Mais tous ces facteurs ne suffisent pas à expliquer pourquoi deux voisins qui pouvaient entretenir des relations extrêmement chaleureuses et conviviales ont fini par s’entre-tuer. Le caractère incestueux de notre guerre est quelque chose que nous n’avons pas encore fini de comprendre et que la construction d’un État souverain et la conclusion d’un nouveau contrat social ne suffiront pas à soigner. In fine, le Liban est une idée avant d’être un pays. Et la libanisation, la vraie libanisation, n’est pas une maladie mais au contraire un remède.
Un édito que je trouve important,il décrit une situation actuelle et pose des questions réalistes pour l'avenir. Le chantier Premier et important réside dans le "modèle politique", en effet il n'est plus adapté pour la société d'aujourd'hui et le contexte de l'avenir. Malgré tous les dégâts qu'avait subi le Pays et sa population, c'est le moment de regarder tout ce qui est utile pour se reconstruire socialement et économiquement... Surtout ne pas vivre dans la peur permanente de ses voisins. Il y a aussi les situations sociales diverses à clarifier, comme par exemple : le droit de la femme
14 h 21, le 19 avril 2025