Cinquante ans, et comme elle paraît déjà mièvre, cette guerre qui a pétri-roulé-moulé toute une génération de Libanais ! Il y eut certes des prémices, des peurs sourdes déjà instrumentées en vue des grandes divisions à venir. Mais, ce dimanche-là, c’était différent. Comme un passage à l’acte dans un climat d’exaspération devenu ordinaire. Les Palestiniens de l’OLP, récemment expulsés de Jordanie et déterminés à harceler Israël depuis le Liban, adoptaient des attitudes menaçantes à l’égard des civils. Ce qu’on appelait alors les milices chrétiennes, essentiellement les Kataëb, dotées d’un certain niveau d’entraînement militaire, étaient au taquet. Une étincelle a fait le reste.
Le matin, des hommes de l’OLP paradent en voiture devant une église à Aïn el-Remmané. Esclandre, mais retour au calme. Ils reviennent armés, tirent dans le tas en direction du parvis. Quatre morts et une colère aveugle. Exactement le genre de colère capable de déclencher une guerre de quinze ans sans jamais s’assouvir.
Le bus Fargo, rouge et crème, quinze ans de service, quatorze places assises mais transportant plus du double, va passer par là en fin de matinée. Aïn el-Remmané, « la source du grenadier ». Un nom bucolique pour un quartier qui l’était encore en ce temps-là, vergers d’oranges et de grenades, maisons à deux ou trois étages tout au plus, village bas du Mont-Liban devenu banlieue de Beyrouth. Le bus donc. Chargé de partisans et sympathisants de l’OLP de retour d’un rassemblement. Pourquoi est-il passé dans cette rue, précisément ? Quel diable a-t-il inspiré au conducteur, archétype de l’employé des transports publics de l’époque, débonnaire, bedonnant, cigarette au bec, l’idée de traverser le quartier chrétien où, quelques heures plus tôt, il y avait eu mort d’hommes ? On ne négocie pas avec le diable. Le voilà qui précipite ce bus dans le chaudron de haine attisée au feu de la peur. Vingt-sept morts, le Liban s’embrase.
À hauteur d’enfant, on a peur de la peur des adultes. On n’y comprend rien, mais on entend cette peur, on la sent, elle a une odeur différente, on la voit à la pâleur des visages. On sait que l’heure est grave. On ne sait pas qui tue qui ni pourquoi. L’école n’ouvrira plus avant longtemps. De nombreuses familles se préparent à un départ définitif. On s’habitue au confinement avant l’heure. Certains jours d’accalmies incertaines, on fait la queue à l’accueil du collège pour récupérer des exercices polycopiés. Mais nul n’a le cœur à l’ouvrage. Alors on lit tout ce qui se trouve à portée de main. On s’aperçoit que la littérature enfantine n’est plus « lisible ». Son univers édulcoré a quelque chose d’exaspérant. Alors on va dévorer les livres des grands, ceux qui traitent de questions qu’on n’a pas encore eu le temps de poser ou de se poser. Du jour au lendemain, le rythme des journées change. Les pères sont à la maison. Les enfants ne se sentent pas à leur place, coupables de se réveiller après l’heure du passage du bus scolaire, coupables de traîner en soirée au-delà de l’heure habituelle. La guerre a balayé la discipline ordinaire, imposé son rythme, ses sons, ses lumières, ses odeurs. Dans cet avril chargé de mimosas en fleurs, on n’entend plus les oiseaux. Il manque aussi d’autres bruits, comme celui des rires des hommes à l’apéritif. Ce rire de la convivialité, méditerranéen, solaire, un peu vulgaire peut-être mais qui emplissait l’atmosphère d’une joie rassurante. L’air sans cesse haché par les armes à feu est désormais aspiré par les explosions d’obus. L’eau et l’électricité sont déjà rationnées. La nuit, un bref vacarme annonce un déversement éphémère dans des bacs en laiton posés sous les robinets…
Une guerre longue, lourde et confuse, avec des armes élémentaires qui visaient toujours à côté, presque sans se soucier de la cible. Avec des enlèvements aléatoires, des disparus qu’on attendrait toute une vie. Avec des tortures, des corps-à-corps bestiaux. Une guerre presque intime dans la violence d’un insupportable entre-soi. Ceux qui ont vécu cela ne sont vétérans de rien du tout. Ils n’ont aucun repère pour comparer leur vécu avec les guerres d’aujourd’hui, impersonnelles, robotisées et sans commune mesure avec tout conflit passé. Ils n’ont que leur enfance bancale pour justifier leur manière maladroite de traverser ce siècle, salis malgré eux d’avoir été témoins d’un long massacre pour rien.
On a attendu ~2 générations pour rappeler cette guerre d'avril 75. Je pense qu'il serait nécessaire qu'il y ait une date annuelle pour une commémoration officielle.Une belle description de cette partie importante de l'histoire du Liban a été faite, juste un point qui me paraît difficile à accepter : "enfance bancale". Peut-être notre enfance était difficile mais pas bancale (la preuve "on nous a donné des visas"). La seule chose en mémoire c'est :"Namou wa abwabakoum maftouha", et "dans mon village il n'y avait plus de portes dans les maisons". Disons : "plus jamais ça" est ce possible ?
13 h 19, le 14 avril 2025