
Jihane Khairallah au Domaine de Fontenille, au cœur de la Provence. Photo DR
La lumière est encore timide derrière les courbes veloutées du massif des Alpilles. Depuis la vaste salle réservée au petit déjeuner au Domaine de Fontenille, un parc majestueux se dessine à travers les hautes baies vitrées, avec ses cèdres et platanes pluricentenaires. Leurs silhouettes imposantes se découpent délicatement sur une pelouse givrée, dans l’air vif de l’hiver. Au loin, un vaste potager, des ânes, des poules, des aménagements d’arbustes entre lesquels il fait bon déambuler.
Les cheveux bruns, le visage avenant, la silhouette élancée, vêtue de noir, la directrice de cet hôtel de luxe débarque dans la salle d’un pas vif. Attentive à tous les détails, elle aborde les clients et les interroge sur leur séjour, leurs envies, leurs besoins. Son sourire engageant les invite au dialogue, autour d’un café encore fumant. D’aucuns demandent conseil pour les visites prévues dans la journée, ce qui l’enchante... Les villages pittoresques du Lubéron n’ont pas de secrets pour Jihane Khairallah. Entre le moulin de Daudet, le musée du savon, les villages fortifiés, les crèches provençales de saison, les propositions ne manquent pas. Et pour ceux qui envisagent de visiter le chai du domaine, de sa voix enjouée, la directrice du Domaine de Fontenille les invite à participer aux séances d’œnologie proposées. Aucun détail n’échappe à son regard circulaire et bienveillant, mais surtout aguerri par une expérience riche et chargée affectivement, à Beyrouth.
Quitter tout
Jihane Khairallah reconnaît sans ambages que sa décision de quitter le Liban en 2021 a été la plus difficile de sa vie. « Après la double explosion de 2020, j’ai eu peur que ma fille vive ce que j’avais connu à son âge pendant la guerre. Certes j’aurais pu la faire partir seule pour ses études supérieures, mais j’ai voulu partager cela avec elle », lance-t-elle avec ferveur. « J’ai dû m’éloigner de ma mère, ma sœur, mais aussi mon autre famille, l’Albergo, où j’étais engagée depuis 25 ans, pour me retrouver dans une vie certes plus stable, mais moins facile à bien des égards. Je suis encore très attachée à l’Albergo, où j’ai presque passé la moitié de ma vie, et notamment à ses propriétaires, qui sont chers à mon cœur. Ce n’est pas facile de travailler dans l’hôtellerie quand on a un enfant, les horaires y sont décalés et j’étais de service pendant les vacances et jours fériés. Mais j’avais la possibilité d’amener ma fille avec moi, c’était merveilleux », se souvient-elle avec émotion. À plus de quarante ans, la mère de famille, divorcée, se résout alors à quitter une vie qu’elle aime et pose tout d’abord ses valises à Paris. « J’avais investi avec Kamal Mouzawak dans le Tawlé parisien, et je l’ai aidé pendant deux ans à mettre en place le restaurant. Mais l’appel de l’hôtellerie m’a rattrapée… J’avais envie de m’épanouir à nouveau dans le contact avec les clients, ce lien très particulier qui m’est cher… » En décembre 2023, elle prend son poste de directrice du domaine de Fontenille, « qui est un Relais & Château, comme l’Albergo ».

« On ressentait l’âme libanaise dans cet hôtel… »
« J’étais heureuse d’être à nouveau en immersion, et de pouvoir faire plaisir à nos hôtes, de veiller à leurs envies, d’anticiper leurs besoins… Les Domaines de Fontenille correspond à une collection d’hôtels qui existe depuis 2016. Elle allie l’art de vivre à la française avec des découvertes culturelles et gastronomiques, dans la simplicité et l’élégance. L’idée est de valoriser le terroir », indique Jihane Khairallah, qui s’est remarquablement adaptée à son nouvel environnement rural. « Cette immersion dans la nature est très reposante, et puis je retrouve un peu du Liban avec les cèdres du parc, la lumière et la chaleur des gens dans la région. Ils sont ensoleillés et bienveillants, cela me fait beaucoup de bien. Entre mai et septembre, toute l’âme de la maison est à l’extérieur, mais on en profite aussi bien en hiver, surtout le matin. J’aime descendre dans la salle du petit déjeuner, en face des magnifiques jardins et échanger avec les visiteurs. C’est un moment où ils prennent le temps de parler, ils me racontent souvent leur journée de la veille ou leurs projets. Et je peux aussi m’assurer qu’ils sont bien pris en charge par les équipes », ajoute-t-elle.

« L’Albergo étant un hôtel de ville, au cœur d’Achrafieh, les aspirations des clients sont très différentes. À Fontenille, c’est l’authenticité qui est recherchée. Les activités concernent essentiellement l’œnologie, la visite du chai, on propose des pique-niques dans les vignes et un lien privilégié avec la nature. Nos clients de l’Albergo vivaient une immersion citadine. Les chambres de cette vieille maison traditionnelle des années 30 y sont magnifiques, toutes différentes, à l’opposé des chambres d’hôtel standardisées partout dans le monde. On y ressentait l’âme libanaise dans cet hôtel », se remémore Jihane Khairallah. « L’Albergo, comme le domaine de Fontenille, se retrouvent dans leur posture avec le client, on va chercher à lui faire vivre une expérience, et faire en sorte qu’il se rappelle son séjour avec beaucoup d’émotion. Le but ultime est le même », convient celle qui gère 55 personnes en pleine saison. « Mon rôle est de coordonner tous les départements, en termes d’hébergement, de cuisine, de technique… On cherche à rendre le séjour extraordinaire, en développant des modèles d’hospitalité écoresponsables, en respectant des standards sociaux et environnementaux», enchaîne-t-elle, tout en précisant les différents projets prévus pour 2025 : agrandissements, construction de salles de réunion, rénovation du salon Alphonse et de la cuisine d’Amélie, la to-do-list de Jihane Khairallah est déjà bien garnie.
Un an après son arrivée, elle est heureuse. « Il y a un esprit de famille extraordinaire dans les domaines de Fontenille, notre directrice, la famille des fondateurs sont très présents, et je me sens apaisée dans cet environnement réconfortant », confie-t-elle encore.
Depuis peu, le Liban connaît enfin des éclaircies prometteuses, et qu’elle se pose, explicitement ou pas, la question d’un éventuel retour affleure immanquablement. « J’espère que ce sera un tournant pour le pays et qu’on va finalement avoir de belles années devant nous. Est-ce qu’aujourd’hui je fermerais la porte pour revenir ? Pas dans l’immédiat. L’hôtellerie locale a été très touchée ces dernières années, ce secteur n’a jamais été un long fleuve tranquille chez nous. J’y ai vécu plusieurs crises : on ne travaille pas pendant quelques mois, et puis les clients reviennent, les expatriés, les Français, les visiteurs du Golfe… Si la situation se stabilise, le tourisme va repartir, car, au fond, c’est ça le Liban, des hauts et des bas », conclut Jihane Khairallah avec une tendresse et un brin de nostalgie dans la voix.
Bravo! Quel talent!
12 h 43, le 23 janvier 2025