Il y a une communauté qui a perdu beaucoup plus que les autres au cours de ces derniers mois. Elle a perdu ses villages, ses quartiers, ses maisons, une partie de ses membres et son chef, tant politique que religieux. Elle se retrouve isolée, tant au Liban que dans la région, où elle n’est pas la bienvenue dans le Golfe et encore moins en Syrie. Elle craint d’être marginalisée, de revenir des décennies en arrière et se tient, logiquement, sur la défensive. Toutes les communautés libanaises ont connu, chacune à son tour, un moment d’apogée et de déclin. Mais jamais le passage de l’un à l’autre n’avait été aussi brutal, dans les deux sens du terme.
Il y a un axe qui a perdu beaucoup plus que tous les autres au cours de ces derniers mois. Il a perdu une grande partie de ses leaders mais aussi de sa crédibilité. Il a perdu la Syrie, le Liban-Sud et Gaza. Il a perdu ses boucliers contre une potentielle attaque extérieure, son statut d’acteur dominant dans la région mais aussi la possibilité de devenir un jour une puissance nucléaire. Il a perdu plus de quarante ans d’investissements en quelques semaines, et la séquence n’est pas encore terminée. Il paraît en effet très improbable que les prochains mois n’aboutissent pas à un changement fondamental, de gré ou de force, du projet iranien au Moyen-Orient. Toutes les puissances régionales ont connu, chacune à son tour, un moment d’apogée et de déclin. Mais jamais le passage de l’un à l’autre n’avait été aussi brutal.
La nouvelle ère libanaise est pleine de promesses et de défis. Mais l’enjeu le plus important pour le nouveau tandem au pouvoir, Joseph Aoun-Nawaf Salam, sera de faire en sorte que ces deux dynamiques, celle de la communauté chiite et celle de l’axe iranien, ne soient plus liées par un même destin. Ne rien céder à la milice et à son parrain tout en accordant à la communauté la même place qu’à toutes les autres. Comment y parvenir ?
La réponse est loin d’être évidente. Mais les deux têtes de l’exécutif semblent avoir le profil idéal pour relever la mission.
Le premier est un militaire, originaire du Sud, respecté de tous et jouissant d’une popularité transcommunautaire. Le second est un diplomate, défenseur acharné de la cause palestinienne à la Cour internationale de justice, pour qui le dialogue et l’ouverture sont une seconde nature. Les deux ont insisté dans leurs prises de parole respectives sur la nécessité de reconstruire les zones détruites par la guerre et de ne mettre personne à l’écart. Tout est désormais une question d’équilibre. Et c’est là le plus difficile.
Dans un pays normal, Nawaf Salam aurait pu former son gouvernement sans la participation du tandem. Mais le Liban n’est pas (encore) un pays normal où les gagnants gouvernent et les perdants s’opposent, et le Premier ministre désigné avait tout intérêt à intégrer ces partis à son cabinet. À n’importe quel prix ? Certainement pas. Mais à un prix acceptable sur le plan politique. Il est ainsi nécessaire de différencier le Hezbollah en tant que milice et le tandem en tant que partis politiques disposant du monopole de la représentation chiite. La référence au triptyque « armée-peuple-résistance » ? Inacceptable. Le tiers de blocage ? Hors de question. Mais le maintien de leur mainmise sur le ministère des Finances – qui leur permet de garder un contrôle sur les décisions de l’exécutif – semble pour le moins raisonnable dans le contexte actuel s’il n’implique pas un blocage de toutes les potentielles réformes à venir.
Pour que le Hezbollah devienne un parti comme les autres, il faut d’abord le traiter comme tel. C’est-à-dire ne pas tolérer ses injonctions mais également ne pas l’appréhender uniquement sous l’angle du rapport de force. Il est nécessaire de lui parler et de l’intégrer tout en fixant dès le départ des lignes rouges : l’esprit milicien, dans tout ce qu’il comporte, doit disparaître coûte que coûte. Plus question de menacer le pays d’une nouvelle guerre civile, plus question d’assassiner ses opposants, plus question d’intimider les voix dissidentes au sein de sa communauté, plus question de disputer à l’État le monopole de la violence légitime.
Le désarmement du parti, tant au sud qu’au nord du Litani – n’en déplaise à Naïm Kassem – peut être un long processus impliquant un dialogue exigeant et ouvert tant sur les plans militaire que politique. Mais la finalité de ce processus ne peut plus être contestée.
La dé-milicisation du Hezbollah – en admettant qu’il en soit capable – est une étape indispensable. Elle ne suffit pas en revanche à régler toute la question chiite. La communauté ne pourra être totalement intégrée à l’État que si l’État lui offre, comme à tous les autres citoyens, la sécurité et les aides sociales qu’elle allait chercher hier auprès du parti de Dieu.
À cela s’ajoute aussi une dimension politique. La question de la répartition du pouvoir au sein des différentes communautés doit également être abordée. En admettant que le Liban se dirige vers une déconfessionnalisation progressive de l’État, et même une rotation aux postes les plus importants, il n’empêche que la répartition actuelle devra être amendée au détriment des chrétiens et au profit des chiites pour tenir compte de la réalité démographique du pays.
Cela ne peut avoir lieu tant que les armes sont sur la table, mais c’est un horizon qui paraît inévitable si l’on souhaite, justement, qu’elles en disparaissent.
À moins d’être prêt à risquer une nouvelle guerre civile ou à moins que les prochaines élections – si elles sont complètement libres – ne balayent le tandem, toute cette évolution ne pourra se faire sans lui. Mais lui, tant le Hezbollah que son allié Amal, doit comprendre que les méthodes du passé sont désormais obsolètes et qu’il est contraint de se réinventer s’il ne veut pas rompre définitivement le lien qui l’unit au reste du pays. Le Hezbollah, une milice avant d’être un parti, peut-il renier sa nature ? Nabih Berry, qui semble considérer que la fin de la domination du Hezbollah ne doit pas être celle du chiisme politique, peut-il accepter que l’État ne survivra pas sans être réformé en profondeur ? De leurs attitudes respectives dépend en grande partie l’avenir à court et moyen terme du Liban. Car la nouvelle ère sera aussi celle des chiites... ou ne sera pas.
Pour une fois, je ne suis pas d'accord avec vous, M. Samrani ! Il y a un adage qui dit "On ne fait pas du neuf avec du vieux" . Ni Amal, et encore moins Hezbollah, ne sont capables de se transformer en autre chose que ce qu'ils sont (et qui est leur raison d'être) , à savoir une milice des années 80 qui se nourrit le confessionnalisme. Le chiisme libanais doit se réinventer avec des gens de valeur, et il y en a plein (qui ont été tous tu ou supprimés par le tandem maudit). Les sunnites ont viré Hariri, les chrétiens ont viré Aoun , il faut que les chiites virent Berry et Kassem !
17 h 51, le 21 janvier 2025