« Comment des gens pas foutus de partager le même supermarché sauraient-ils partager une mémoire commune ? », se demande le journaliste et écrivain franco-libanais Marwan Chahine peu de temps après son installation à Beyrouth en 2015. Son projet d’écriture se cristallise autour de l’événement éponyme de son ouvrage, Beyrouth, 13 avril 1975, autopsie d’une étincelle. « Peut-être un jour, les enfants ou les petits-enfants de ma cousine, nés et grandis dans les centres commerciaux, en seront lassés et voudront savoir ce qui s’est passé le 13 avril 1975 », écrit-il dans le registre humoristique qui traverse son approche. Le pari de Marwan Chahine est de remettre en scène dans les moindres détails le massacre d’Aïn el-Remmané, considéré comme l’élément déclencheur de la guerre du Liban. Ce qui semble avoir séduit le jury du prix France-Liban, c’est l’angle et le ton d’un récit qui tisse habilement l’enquête de terrain, les recherches d’archives, les croisements de sources, et les résonnances avec le Liban d’aujourd’hui et sa mémoire blessée. Dans un jeu de construction sédimentaire habile, d’autres questionnements affleurent, plus intimes. Comment construire une identité libanaise unifiée dans la pluralité de récits schizophréniques et instrumentalisés ? Quelle est la teneur et la légitimité d’une identité libanaise diasporique et pluriculturelle ?
Les protagonistes du massacre sont ancrés dans la linéarité des faits, leur approche scénaristique propose un regard neuf, entre Ahtem Abed, l’homme qui aurait préféré mourir, Montasser, l’homme de la coccinelle, Joseph Abou Assi, le dernier des Abadayes, et bien d’autres. Avec des personnages hauts en couleur, comme la fille d’un des Abadaye, à la tête d’un centre de bodybuilding d’Aïn el-Remmané. Digne héritière de son père, elle ne se sépare pas de son revolver. En arrière-plan, l’histoire d’une société qui s’interroge sur elle-même, et d’individus qui se construisent à travers leur narration.
« Étranger, j’avais le droit d’être étrange », revendique l’écrivain en se remémorant ses souvenirs d’enfance au Liban l’été. Dans la lignée de cette posture, Marwan Chahine livre un travail documentaire de haute qualité, au spectre large, qui fait écho à la polyphonie des récits d’un même événement, avec distance. La justesse de l’écriture tient à la délicatesse de cette distance, soucieuse de vérité historique et de respect des personnes.
« Le trop-plein de récits antagonistes est le prolongement de la guerre par d’autres moyens »
Marwan Chahine décrit, à la fin de son ouvrage, sa démarche comme une « plongée dans les entrailles (du) pays malade » de son père . «Il a passé sa vie à rechercher ce petit quelque chose qui n’avait pas réussi à entrer dans sa valise. (…) Peut-être retrouvera-t-il, entre deux pages, le fragment d’un parfum d’autrefois ». Les itinéraires du récit sont multiples, frayant le chemin d’un fils vers son père, d’un homme vers son passé, d’un écrivain vers ses racines. Cette réflexion méta-textuelle qui sous-tend la démarche nourrit l’enquête historique. « En me confrontant au sujet , je me suis rendu compte que j’avais autant envie de documenter l’événement que de décrire mon enquête et de m’interroger sur la mémoire du 13 avril, ce qui a donné un objet hybride où j’interroge l’objet que je suis en train de fabriquer en écrivant », précise l’auteur d’une voix posée. « En me lançant dans cette affaire, j’ai constaté que mes recherches me renvoyaient à ma propre histoire. Comme tout Libanais, je suis d’une famille qui a vécu cette guerre d’une façon plus ou moins directe et qui en a très peu parlé. Le réel est souvent plus invraisemblable que la fiction », ajoute-t-il.
L’esthétique privilégiée semble être celle de l’entre-deux. « Je vis entre la France et le Liban, je me situe entre la génération de l’avant-guerre et celle de l’après-guerre, mon approche est à la fois journalistique et littéraire », explique l’écrivain, qui a souhaité laisser entendre les différentes représentations d’un même événement. « Je sors aussi de la mythologisassion de cette scène, réécrite par Amin Maalouf, Wajdi Mouawad, Ziad Doueiri, au cinéma… La question est de savoir si on peut documenter le réel au Liban, au-delà des mythologies », s’interroge Chahine, qui s’est confronté à une multitude de narrations à trier et organiser. « Est-ce si important de connaître la vérité alors qu’on n’a pas de justice derrière ? Ce qui permet de réparer c’est surtout d’avoir un récit possible sur la guerre. Je voulais créer un matériau qui permette aux jeunes de se la réapproprier, et je suis heureux des retours que j’ai en ce sens », se réjouit le lauréat du prix France-Liban 2024.
« J’ai aussi travaillé sur la façon d’incarner un événement, et la façon dont nous sommes tributaires des aléas de notre mémoire, qui reconstruit les faits, souvent en notre faveur. Et puis, quelle langue choisir pour faire revivre ce moment , afin que l’on passe enfin à autre chose. Le trop-plein de récits antagonistes est le prolongement de la guerre par d’autres moyens », déplore-t-il.
Le 13 avril est perçu comme un prétexte, historique et littéraire. «Un événement est une source extraordinaire pour raconter une histoire, à travers les protagonistes, on peut faire une photographie intéressante de ce qu’était le Liban à l’époque et de ce qui a fait que cet événement a pu se passer. Au fond, ce n’est pas tant la vérité des faits qui va donner une lecture commune de l’histoire, mais l’envie d’être ensemble, et d’avoir un récit commun. Or, j’ai l’impression qu’on ne l’a toujours pas, il suffit de voir la façon dont a été interprétée la dernière guerre , pour voir qu’il y a encore mille façons d’interpréter le réel. Ce qui perdure, c’est la valorisation de la violence dans la société : j’ai rencontré des hommes très fiers de me dire qu’ils ont massacré plein de gens », surenchérit vivement l’auteur de l’enquête.
« Beyrouth, 13 avril 1975 » a déjà touché déjà de nombreux lecteurs, en France et au Liban. À l’exhaustivité historique des faits, s’ajoute une écriture fluide et scénaristique évocatrice et trépidante. La dimension subjective de la construction littéraire enrichit la portée d’une réflexion originale et convaincante. Samedi 11 janvier, l’auteur présente son ouvrage à la bibliothèque de l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris, dans le cadre d’une rencontre animée par la journaliste Marie-Jo Sader. Est ensuite organisée la remise du prix France-Liban et une discussion avec les finalistes, menée par Georgia Makhlouf et Albert Dichy.
« Jusqu’à la thaoura, j’avais l’impression que mon projet s’inscrivait dans une démarche générale du pays, qui allait vers une volonté de se comprendre, et de construire un projet commun. Après le point culminant des manifestations, tout semble aller dans le sens inverse », conclut l’écrivain qui croit autant dans la documentation des faits que dans la beauté de la composition littéraire.