Entretiens Entretien

13 avril 1975 : Anatomie d’un engrenage funeste

Marwan Chahine envisageait de consacrer deux semaines à l’enquête sur les événements de cette funeste journée marquant le début de la guerre civile libanaise. Finalement, ce sont dix ans de sa vie qu’il va passer à travailler là-dessus.

13 avril 1975 : Anatomie d’un engrenage funeste

D.R.

Marwan Chahine est né à Lyon en 1982, d’un père libanais et d’une mère française. Il grandit en banlieue parisienne et, passionné de philosophie, s’engage pour des études universitaires dans cette discipline. Quelques années plus tard, c’est vers le journalisme qu’il se tourne, et après un cursus en école de journalisme, il fait un stage à Libération suite auquel il rejoint l’équipe du quotidien. Il suit l’actualité des banlieues et les faits divers pendant deux ans et finit par s’y ennuyer un peu. Alors, quand on lui propose de partir comme correspondant du journal au Caire, il n’hésite pas et c’est à partir de là qu’il commence à s’intéresser au Moyen-Orient et à se documenter sur l’histoire de la région. Après trois années au Caire qui lui permettent de couvrir la révolution, ses espoirs et ses échecs, il éprouve le besoin de prendre ses distances avec la profession journalistique et en 2015, débarque à Beyrouth où il s’installe dans un appartement familial avec un vague projet de roman. Mais c’est le journalisme qui le happe à nouveau quand, à l’approche des quarante ans du déclenchement de la guerre civile libanaise, il entreprend d’écrire pour Le Nouvel Observateur, un article sur l’affaire de l’autobus de Aïn el-Remmané qui met le feu aux poudres, le 13 avril 1975. Il envisage de consacrer deux semaines à mener l’enquête sur les événements de cette funeste journée. Mais finalement, ce sont dix ans de sa vie qu’il va passer à travailler là-dessus. Le résultat, un épais ouvrage de plus de cinq cent cinquante pages et un texte hybride, tout à la fois enquête, essai, thriller et récit autobiographique qui, s’il apporte des réponses solidement établies, soulève moult questions. Et dessine aussi le portrait d’un pays hanté par ses fantômes, piégé par un passé qu’il évite pourtant d’interroger avec lucidité. Chahine s’empare courageusement de tous ces paradoxes et parvient à nous passionner, menant l’enquête avec entêtement, confrontant les multiples versions qui se cognent, retrouvant une foultitude de protagonistes qui jamais ne racontent la même histoire. Écoutons-le parler de ce projet fou et du long chemin qu’il a parcouru à la rencontre d’un pays qu’il connaissait si mal et d’une histoire personnelle qui était tue.

Comment en êtes-vous venu à travailler sur cette affaire de bus, alors que vous étiez revenu au Liban avec le projet d’écrire un roman ?

C’est un peu le fruit du hasard, mais chacun sait qu’il n’y a pas de hasard, seulement des rendez-vous. Disons que je n’arrivais pas à me lancer dans la fiction. Et voilà qu’approchait la date des quarante ans du déclenchement de la guerre civile libanaise et, qu’échangeant avec des amis journalistes, a émergé l’idée qu’il fallait reconstituer l’enchaînement des faits qui avaient conduit à la tuerie et à l’embrasement. Au départ, il s’agissait d’écrire un article, mais après ce premier travail qui m’a pris deux semaines, l’envie d’aller plus loin était toujours là. Je n’avais recueilli aucune version claire de ce qui s’était passé ce jour-là, mais autant de versions que d’interlocuteurs. Maintenant que le livre est terminé, je m’aperçois que c’était un projet de vie, mais j’avais assez vite compris, qu’au-delà de la dimension historique de ma recherche, il y avait là un enjeu lié à mon histoire personnelle.

Vous écrivez en effet : « Tant de choses me lient à cette enquête que j’ai parfois l’impression que mon existence entière n’a fait que tendre vers cet autobus. » Pouvez-vous revenir là-dessus ?

Toute mon enfance a été façonnée par cette guerre et par ce pays que je ne connaissais pas, puisque je suis né en France et que je n’y avais passé que quelques semaines de vacances en été. Mon père avait été forcé de quitter le Liban, y abandonnant une partie de sa vie dont il ne parlait que très peu. J’ai vécu avec ce non-dit. Il me fallait donc me réapproprier ma libanité et renouer avec une part de moi-même. Tout cela, je le sentais confusément, sans savoir encore que mon enquête allait me ramener, à différentes reprises, à des personnes ou des épisodes de mon histoire familiale. Comme par exemple, lorsque j’ai découvert que le tireur de la première balle, ce fameux 13 avril, était un ami de mon grand-père et que ce grand-père avait été lui aussi conducteur d’autobus.

Comment avez-vous réussi à vous accrocher à ce projet, alors que vous avez traversé des phases de découragement où le sens de votre entreprise se perdait et où vous aviez le sentiment de tourner en rond ?

Ce n’est pas l’enquête elle-même qui a pris tant de temps  ; la difficulté la plus grande était de trouver une langue pour raconter tout ça, et de trouver aussi la distance nécessaire pour écrire. Je me posais tant de questions. Qu’est-ce que je veux raconter finalement, était l’interrogation qui revenait le plus souvent : devais-je raconter l’enquête ? Mes échecs ? Les fausses pistes ? Le rapport trouble des témoins de l’événement à la mémoire ? Pouvais-je mêler un récit personnel à ce récit collectif ? Mais surtout, il me fallait trouver ma voix. Alors oui, il y a eu des moments de découragement, mais quand je parlais de mon travail, mes interlocuteurs manifestaient beaucoup d’intérêt et m’encourageaient vraiment à poursuivre.

Finalement, de quoi êtes-vous le plus fier ? Quel résultat, quelle découverte vous apporte-t-elle le plus de satisfaction ?

Je crois que mon objectif était d’écrire un récit commun, lisible et partageable par tous. Démarche qui pose beaucoup de questions : est-il possible de savoir ce qui s’est réellement passé ? Jusqu’où peut-on se documenter ? Quelles sont les limites d’un tel travail ? Où est la vérité historique ? Peut-on tout dire ? Y a-t-il des choses qu’il vaut mieux cacher en raison de l’impact qu’elles peuvent avoir sur les personnes ? Je sais que la neutralité est impossible, mais je ne voulais ni prendre parti ni attiser les haines, je ne voulais pas blesser, je ne voulais faire de mal à personne. Je me demandais aussi : quel est le sens de tout cela s’il n’y a pas de justice ? Si personne n’est jugé, si personne ne doit rendre compte de ses actes ?

Alors pour vous répondre, je dirais que j’ai démontré avec clarté que les mythologies sont plus fortes que les faits. À défaut d’histoire commune et de travail sérieux sur les faits, chacun construit une version de ce qui s’est passé à la lumière de ses croyances préalables. Et ceci n’est pas le propre des Libanais, nous ne sommes pas les seuls à fonctionner ainsi. L’appropriation des faits est très souvent mythologique : on se raconte des histoires, on déforme les faits pour servir son récit et son idéologie.

Vous dites « nous les Libanais ». Écrire ce récit vous fait-il vous sentir plus libanais qu’avant ?

Oui, vraiment. Ce récit est une tentative de fabriquer un récit libanais. On me dit aussi, et de plus en plus souvent, que je ressemble à mon père. Ce projet aura eu un grand mérite, celui de nous rapprocher. Il a été très présent, m’a conseillé des livres et des articles, m’a aidé à traduire des documents, m’a donné son avis sur certains points. Il m’arrive de penser que c’est pour ça, pour me rapprocher de lui, pour comprendre sa décision de partir, que j’ai plongé dans les entrailles de ce pays malade.

« Il n’y a pas de mémoire de la guerre au Liban mais une guerre des mémoires », écrivez-vous. Et dans une chronique pour l’OLJ en 2019, vous évoquez « notre rapport tourmenté à la mémoire ». Est-ce quelque chose de spécifique au Liban, ou finalement quelque chose que l’on retrouve fréquemment sous d’autres cieux ?

Je dirais que sur ce chapitre, la spécificité libanaise est double : d’une part, il y a cette fameuse loi d’amnistie. En replaçant les seigneurs de la guerre au pouvoir, on a empêché le travail de mémoire de se faire. Et la deuxième spécificité est que la guerre nous pend au nez. Elle n’est pas vraiment terminée, elle subsiste à l’état de menace permanente. La peur est tellement présente qu’elle empêche de prendre de la distance avec la guerre. On n’a pas le temps de se poser, de savoir quel projet commun on veut, ou si même on souhaite toujours vivre ensemble. L’imaginaire de la guerre est si omniprésent qu’il se réactive à n’importe quelle occasion. C’est pourquoi je dirais que ce qui sous-tend mon livre, c’est une volonté de participer à la déconstruction de l’imaginaire guerrier et confessionnel.

De très nombreux personnages parcourent ce récit. Parlons de l’un d’entre eux, Sami Hamdan qui y occupe une place importante.

Sami Hamdan est le carrossier qui va récupérer le fameux bus du 13 avril, qui appartient au chauffeur Moustafa Reda Hussein. La femme de Hussein veut s’en débarrasser parce qu’elle est convaincue qu’il leur a porté la poisse, et elle le donne à un garagiste. Hamdan propose à ce dernier un échange : une remorque contre le bus. Hamdan le veut en raison de sa valeur symbolique, du moins c’est ce qu’il me raconte. Mais c’est aussi parce qu’il pense qu’il pourra en tirer un très bon prix. Pourtant le bus va croupir pendant une trentaine d’années dans le jardin d’une maison que sa sœur possède au Liban-Sud. Néanmoins, Hamdan connaîtra deux moments de gloire grâce au bus : lorsque celui-ci est exposé à l’hippodrome de Beyrouth en 2007, et plus récemment quand l’association UMAM l’installe dans son hangar, dans le cadre d’une exposition sur la mémoire de la guerre. À cette occasion Hamdan va être sous les projecteurs des médias, et cela va le conduire à réclamer des sommes de plus en plus folles pour vendre son bus. UMAM ne pourra évidemment pas payer autant d’argent et aucun autre acheteur ne se manifeste non plus. Le bus est finalement retourné dans le jardin de sa sœur où il croupit toujours. L’histoire de Sami Hamdan me paraît être une métaphore du rapport des Libanais à leur mémoire.

Vous évoquez à plusieurs reprises la théorie du complot qui explique pour certains ce qui s’est passé le 13 avril 1975. Le complotisme s’est beaucoup répandu partout, on l’a vu par exemple à l’occasion de la longue crise sanitaire de la covid. Mais vous-même pensez plutôt qu’il s’agit d’un engrenage.

Bien sûr, les complots peuvent exister, je ne le nie pas. Mais ce que cette recherche m’a appris, c’est qu’on ne prend pas assez en compte la part accidentelle des événements. On préfère souvent se dire que ce qui s’est passé relève d’une intention délibérée, plutôt que d’accepter l’idée que les choses peuvent échapper à tout contrôle. Donc pour moi, la théorie du complot est une tentative de rationalisation. Je penche donc plutôt pour un engrenage funeste. Les causes structurelles de la guerre étaient là, sinon un accident, quel qu’il soit, n’aurait jamais déclenché une guerre.

À différentes reprises, cette enquête vous a ramené à votre histoire familiale, et on sent, tout au long de la lecture de votre livre, que la tentation du roman était forte. Alors cet objet final que vous avez produit, comment le définiriez-vous ?

Je dirais simplement que c’est un récit à la première personne. Mais il est vrai que j’ai été tiraillé. Chaque fois que le « je » s’invitait dans mon texte, je résistais, je voulais rester sur le terrain de l’enquête journalistique exigeante et pointilleuse. Mais comme vous l’avez constaté, je suis renvoyé à mon histoire personnelle à différentes reprises durant mon enquête, la moindre n’étant pas que le tireur du premier coup de feu ce jour-là soit un ami de mon grand-père. Donc mon récit est le produit de deux désirs : celui de ne pas renoncer aux exigences de la recherche documentaire et journalistique  ; celui de ne pas renoncer non plus à cette quête d’une part de moi-même et de mon histoire que je ne connais pas parce qu’on me l’a très peu racontée.

Beyrouth, 13 avril 1975 : autopsie d’une étincelle de Marwan Chahine, Belfond, 2024, 552 p.

Marwan Chahine est né à Lyon en 1982, d’un père libanais et d’une mère française. Il grandit en banlieue parisienne et, passionné de philosophie, s’engage pour des études universitaires dans cette discipline. Quelques années plus tard, c’est vers le journalisme qu’il se tourne, et après un cursus en école de journalisme, il fait un stage à Libération suite auquel il rejoint...
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On ne peut lire la fin. De même pour l’article sur Aya Nakamura.

ABDO-HANNA Nicolas

06 h 34, le 06 septembre 2024

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Commentaires (1)

  • On ne peut lire la fin. De même pour l’article sur Aya Nakamura.

    ABDO-HANNA Nicolas

    06 h 34, le 06 septembre 2024

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