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Moyen-Orient - Commentaire

L'importation du conflit israélo-palestinien n'existe pas

Les imaginaires et les prises de position enfantés par la guerre de Gaza sont ainsi divers et se nourrissent tout à la fois du passé et du présent.

L'importation du conflit israélo-palestinien n'existe pas

Des manifestants se rassemblent lors d'une manifestation propalestinienne non autorisée sur la place du Dam à Amsterdam, le 13 novembre 2024. Nick Gammon/AFP

Les attaques meurtrières du 7-Octobre et la guerre d’anéantissement en cours dans la bande de Gaza ont bouleversé la géopolitique de la région et confirmé pour de bon que le droit international n’a pas sa place au Moyen-Orient. La brutalité inouïe déployée par Israël dans l’enclave palestinienne combinée à la poursuite de la colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, le tout, avec la bénédiction assumée ou tacite des États-Unis et, dans une moindre mesure, de la plupart des chancelleries européennes (ainsi que des régimes arabes, mais c’est un autre sujet), laissera des traces très profondes sur la psyché collective, y compris au sein d’une jeunesse libérale plutôt tournée vers l’Occident. Mais l’Europe ne sortira pas indemne de cette séquence. Le martyre de Gaza commence déjà à la hanter, à se rappeler à elle quand elle voudrait l’étouffer. À la suivre comme son ombre.

Depuis plus d’un an, le Proche-Orient a réveillé ses démons et ravivé ses plaies. Tout s’entremêle, tout se confond. Tout est propice aux confusions et aux raccourcis. Le dernier exemple en date est celui d’Amsterdam où des supporters israéliens du club de foot Maccabi Tel Aviv ont été passés à tabac par des militants propalestiniens. Aux Pays-Bas et au-delà, le moment provoque une onde de choc. « Nous avons manqué à notre devoir envers la communauté juive pendant la Seconde Guerre mondiale et hier, nous avons encore manqué à notre devoir », affirme le roi Willem-Alexander le lendemain. Le Premier ministre Dick Schoof fustige des « actes antisémites totalement inacceptables ». De son côté, la présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen, dénonce des « attaques ignobles » quand le président français Emmanuel Macron évoque « les heures les plus indignes de l’histoire ».

Dans cette affaire, un élément manque à l’appel. Que ce soit sur les chaînes d’information en continu ou dans les discours politiques, la plupart des commentateurs oublient ou font mine d’oublier que depuis la veille, les supporters du Maccabi Tel Aviv s’étaient distingués par des actions racistes, scandant des slogans anti-arabes – dans une ville qui compte une forte population originaire du monde arabe – raillant les bombardements israéliens d’écoles dans la bande de Gaza et le martyre des enfants coincés dans l’enclave palestinienne, arrachant des drapeaux palestiniens, agressant des passants et un chauffeur de taxi, et perturbant la minute de silence organisée avant le coup d’envoi du match entre leur équipe et l’Ajax en hommage aux victimes des inondations dévastatrices qui ont endeuillé l’Espagne. Mais gare à celui qui tente de rappeler ce « détail ». Il est automatiquement soupçonné de vouloir « contextualiser » les évènements, c’est-à-dire, dans la bouche des accusateurs, de les « justifier ».

Bien entendu, rien n’autorise la violence physique d’où qu’elle vienne. Et certaines scènes font froid dans le dos. Comme cette vidéo où l’on voit un jeune homme frappé violemment s’écrier : « Je ne suis pas juif, je ne suis pas juif. » Mais plusieurs choses peuvent être vraies en même temps, sans qu’elles soient pour autant équivalentes. C’est peut-être la mairesse d’Amsterdam, Femke Halsema, qui a le mieux résumé la situation, évoquant un « cocktail toxique d’antisémitisme, de hooliganisme et de colère face à la guerre en Palestine, en Israël et dans d’autres pays du Moyen-Orient » à l’origine de cette flambée de violence, et ajoutant que « des injustices ont été commises à l’égard des juifs de notre ville ainsi que des personnes appartenant à des minorités qui sympathisent avec les Palestiniens ».

Shoah

Cette séquence politico-sportive est symbolique. Le passé et le présent s’y côtoient péniblement. Il y a d’abord le cadre, Amsterdam, capitale des Pays-Bas, dont près de 75 % de la population juive a été exterminée dans les camps hitlériens durant la Seconde Guerre mondiale. Une ampleur inégalée en Europe occidentale, du fait, notamment, de la collaboration néerlandaise, qui fut particulièrement zélée. Longtemps durant, la participation active des Pays-Bas à la Shoah a relevé du tabou national. Le processus d’introspection a été très long. Et il a fallu attendre la veille du 75e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, en janvier 2020, pour qu’un chef de gouvernement néerlandais présente des excuses officielles à la communauté juive. C’est dire combien la mémoire est lourde, toujours brûlante, et le sujet de l’antisémitisme sensible. Même si une étude publiée en 2023 par la Claims Conference, une organisation mondiale qui représente les victimes juives du nazisme, a fait état de résultats inquiétants : près d’un quart des Néerlandais des générations Y et Z pensent que la Shoah est un mythe ou que le nombre de juifs exterminés durant le génocide est exagéré. Et seuls 44 % parmi eux disaient soutenir les efforts déployés par des personnalités publiques néerlandaises afin de reconnaître l'incapacité des Pays-Bas à protéger les juifs durant l'Holocauste et demander pardon. Des chiffres qui font écho aux données récoltées par CNN en 2018 dans plusieurs pays européens (Autriche, France, Allemagne, Grande-Bretagne, Hongrie, Pologne et Suède) selon lesquelles une personne sur vingt n’a jamais entendu parler de la Shoah.

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À cette mémoire juive-européenne se conjugue une mémoire arabe-européenne d’un autre ordre, marquée d’abord par l’histoire de la colonisation, en particulier française et britannique, et, bien sûr, par le rôle déterminant joué par Londres dans la naissance de la question judéo-arabe à travers la déclaration Balfour qui soutient en 1917 l’établissement d’un foyer national juif en Palestine. Entre 1948 – date de la naissance officielle d’Israël  – et 1967, les Palestiniens n’existent pas aux yeux des Européens. Ces derniers apportent à l’État hébreu un soutien unanime, mu par deux considérations. La première est la découverte de l’ampleur du génocide nazi et le sentiment de culpabilité vis-à-vis des survivants. La seconde est coloniale. Car la première génération d’Israéliens est très majoritairement d’origine européenne. Et Israël devient donc, dans l’esprit du Vieux Continent, une projection de la puissance occidentale au cœur d’une région stratégique. Mais cet héritage aux répercussions plus sanglantes que jamais aujourd’hui est écrasé par le poids d’angoisses identitaires contemporaines que l’on retrouve à des échelles différentes dans toutes les sociétés européennes de l’Ouest, dont les Pays-Bas, de plus en plus divisées autour d’enjeux liés à l’immigration, au fait multiculturel et à la place de l’islam. Sans compter la multiplication d’attentats jihadistes au cours des deux dernières décennies qui ont semé la haine et la psychose, et conduit chez certains à une identification grandissante à Israël, perçu comme un rempart contre « l’ennemi islamiste ».

Importation

Les imaginaires et les prises de position enfantés par ledit « conflit » sont ainsi divers et se nourrissent tout à la fois du passé et du présent. Aucun sujet de politique étrangère ne suscite autant d’émotions. Aucune guerre n’a la capacité de briser autant d’amitiés, aucun crime perpétré à des milliers de kilomètres ne parvient à s’immiscer aussi intimement dans les relations sociales. Mais peut-être est-ce précisément parce qu’il ne s’agit pas d’une question extérieure. Et que, contrairement à ce qui est souvent avancé, il n’y a pas d’« importation » du conflit israélo-palestinien en Europe. Le terme, très prisé dans les médias, est le plus souvent employé pour tirer à boulets rouges contre le mouvement de solidarité avec la Palestine, plus rarement pour critiquer le soutien inconditionnel apporté par différents groupes ou institutions à Israël. La formule est commode. Elle permet de camoufler, consciemment ou non, les racines européennes de la Nakba. Certes, au gré des décennies, la société israélienne a connu de grandes mutations démographiques. Et aujourd’hui, au moins 40 % des juifs israéliens sont originaires du monde arabe. Mais le sionisme est né en Europe. Et sa montée en puissance est liée à l’histoire de l’antisémitisme européen.

Le conflit israélo-palestinien offre ainsi à l’Europe un miroir peu reluisant de son passé. Elle ne s’y résume pas – aucune nation, aucune culture, aucune civilisation n’est réductible à la pire version d’elle-même – mais elle ne peut lui échapper. Alors, à défaut, elle tente d’alléger un peu son fardeau et s’en décharge partiellement sur un monde arabe où cohabitent depuis des décennies toutes les formes possibles et imaginables d’oppressions, mais qui, avec tous les défauts qui sont les siens, n’a ni pensé la racialisation des juifs, ni théorisé leur élimination, ni mis en œuvre la Shoah. Comparer les défenseurs des droits des Palestiniens aux émules 2:0 d’Hitler quand on appuie le gouvernement suprémaciste de Benjamin Netanyahu au nom d’une mémoire que l’on est même plus capable de transmettre aux nouvelles générations relève d’un procédé particulièrement pervers et malhonnête.

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Mais à ce transfert de culpabilité se greffe une nouvelle donnée. Tandis qu’Israël était, depuis sa fondation, un État « démocratique » pour les juifs et « juif » pour les Arabes, ce même caractère « démocratique » est de plus en plus malmené. Benjamin Netanyahu est aujourd’hui un mélange de ce qui se fait de pire en Europe et dans le monde arabe. Un colon raciste, corrompu, peu réceptif à la séparation des pouvoirs, avec des partisans qui prennent la Bible pour un cadastre, et prêt à tout pour conserver son siège. Y compris à brûler la région. Si Israël est né des entrailles de l’Occident impérialiste, s'il a puisé sa légitimité dans l’ordre libéral d’après-guerre, c'est ironiquement lui qui, aujourd'hui, offre à un Occident en pleine tentation illibérale un aperçu de son avenir. 

Les attaques meurtrières du 7-Octobre et la guerre d’anéantissement en cours dans la bande de Gaza ont bouleversé la géopolitique de la région et confirmé pour de bon que le droit international n’a pas sa place au Moyen-Orient. La brutalité inouïe déployée par Israël dans l’enclave palestinienne combinée à la poursuite de la colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, le tout, avec la bénédiction assumée ou tacite des États-Unis et, dans une moindre mesure, de la plupart des chancelleries européennes (ainsi que des régimes arabes, mais c’est un autre sujet), laissera des traces très profondes sur la psyché collective, y compris au sein d’une jeunesse libérale plutôt tournée vers l’Occident. Mais l’Europe ne sortira pas indemne de cette séquence. Le martyre de Gaza commence déjà à la...
commentaires (14)

Excellent article. Merci

Brunet Odile

14 h 04, le 17 novembre 2024

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Commentaires (14)

  • Excellent article. Merci

    Brunet Odile

    14 h 04, le 17 novembre 2024

  • C’est une excellente analyse qui montre que la violence observée en Europe, en lien avec le conflit moyen-oriental, est due à des facteurs historiques bien européens. Bravo pour cet article que j’ai largement partagé. Khadija Mohsen-Finan

    khadija.finan@gmail.com

    12 h 05, le 17 novembre 2024

  • Un article documenté qui mérite réflexion.

    Sissi zayyat

    11 h 11, le 17 novembre 2024

  • Vous écrivez tous des articles très instructifs et passionnants Mais en vous lisant je deviens fataliste Car la situation est insoluble Car les mindset sont dans le marbre depuis des décennies et il faudrait une pédagogie inédite et impossible pour un changement politique et sociétal

    Georges Karen

    09 h 37, le 17 novembre 2024

  • Tout à fait Maxime , c’est un échec qu’ils ont reconnu, et Telegram avait bien été surveillé mais pas pris au sérieux par la Police .

    Emmanuel Aragon / ZAM

    13 h 09, le 16 novembre 2024

  • Si cela a été planifié, quel échec pour l’Etat néerlandais censé assurer la sécurité sur son sol de ses citoyens et des personnes de passage. Faille dans le renseignement (ils n’ont pas idée de surveiller ce qui se passe sur Telegram ?) et faille dans la gestion des supporters.

    Maxime Périn

    11 h 01, le 16 novembre 2024

  • Analyse subjective ne prenant pas en compte , ou tout au moins ne relatant pas l’ensemble des faits . Présenter les actes violents d’Amsterdam comme une rixe entre supporters après des provocations racistes des Israéliens ( faits relatés dans leur globalité par la presse européenne contrairement a ce que vous dites), est un mensonge. Il s’agit en réalité d’une chasse a l’homme ( juif) en réalité bien planifiée. Plusieurs jours avant la rencontre,avec probablement la complicité de chauffeurs de taxi,des boucles telegram parlaient de «  chasse aux juifs » ou de les «  attirer comme des rats ».

    Emmanuel Aragon / ZAM

    07 h 01, le 16 novembre 2024

  • Madame, Bravo pour cet article d’une rare intelligence !

    Sphinx

    22 h 30, le 15 novembre 2024

  • Très judicieuse analyse qui résume bien le(s) fond(s) du(des) problème(s).

    AWADA Azzam

    19 h 51, le 15 novembre 2024

  • Très bon article. Chapeau Madame!

    Antoine Safi

    19 h 42, le 15 novembre 2024

  • Analyse intelligente comme d’habitude!

    zeina chahid

    18 h 13, le 15 novembre 2024

  • Excellent article qu'il faudrait rendre accessible aux non-abonnés. Les Européens, les Français ont besoin de ce rappel historique et de cette mise en perspective.

    Clémentine Claude

    15 h 46, le 15 novembre 2024

  • Excellent article !

    Politiquement incorrect(e)

    15 h 38, le 15 novembre 2024

  • Excellent. Et courageux. Merci.

    I A

    13 h 29, le 15 novembre 2024

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