Cinquième guerre israélo-libanaise, troisième guerre opposant le Hezbollah à Israël sur le sol libanais, guerre de soutien à Gaza, toutes ces désignations ne font pas honneur au massacre qui achève le Liban sous les yeux du monde. Et ce massacre restera dans les mémoires comme « la guerre de trop ».
« Guerre de trop », car le Liban est déjà exsangue, arrivé à bout après un cycle infernal de cataclysmes, ayant fait le trop-plein de faillites, d’explosions, de délitements et surtout de mépris. « Guerre de trop », car le Liban est en guerre depuis trop longtemps (1975, ou bien 1969, voire 1958 diront certains). « Guerre de trop », parce qu’elle aurait pu être évitée, si le Hezbollah n’avait pas décidé d’entraîner le Liban dans l’arrogance de vouloir soutenir Gaza. Ou, pour ceux qui ne situent pas les commencements au 7 octobre 2023, s’il avait fait le pari de l’État et de la paix en 2000, lors de la libération – « sa » libération – au lieu de faire du Liban un dépôt d’armes iranien sous prétexte de vouloir libérer Jérusalem. Aujourd’hui, la « Guerre de trop » signifie l’essentiel, et l’essentiel est que le Liban est en guerre depuis plus de 50 ans et qu’il est temps que cela cesse.
Opportunité ?
Il serait indécent de voir en cette « guerre de trop » une opportunité. Plus de deux mille morts, dont des dizaines de journalistes et de secouristes ; plus d’un million de Libanais déplacés ; des villages entiers rasés… Tel est le bilan, jusqu’à maintenant, de la barbarie criminelle de la machine de guerre israélienne. Pourtant, et au prix d’un certain cynisme, il serait malhonnête de ne pas reconnaître l’ouverture posée par ce ventre à terre final du système d’après-guerre libanais. Et cette ouverture repose sur l’effondrement d’un mythe : la dissuasion du Hezbollah. Quelle que soit l’issue de la guerre, il est tenu pour acquis qu’Israël et le monde occidental n’accepteront plus une milice à même de menacer, aujourd’hui et dans l’avenir, la sécurité d’Israël. Sur le plan interne, l’effondrement de ce mythe est tout aussi structurant. Les Libanais ont non seulement été témoins de l’incapacité du Hezbollah à les protéger, ils ont aussi mesuré la dangerosité de son projet qui a mené et qui aurait mené inévitablement à la guerre face à un État aussi belliqueux et assassin qu’Israël.
Face à cette nouvelle donne, interne et externe, une opportunité de sauvetage émerge. Mais celle-ci doit être basée sur des constantes solides pour éviter un effondrement total de l’édifice libanais. La première de ces constantes est la nécessité de l’émergence d’un État moderne. Et avec elle, la nécessité de se débarrasser de toutes les pratiques ayant abouti au non-État actuel. Car au Liban, l’absence d’État est un véritable choix politique et non la résultante d’un hasard ou la funeste conséquence d’une agression externe ou des agissements d’une seule composante politique, en l’occurrence le Hezbollah. À la fin de la guerre civile, les responsables libanais ont fait le choix délibéré de perpétuer la guerre par des moyens pacifiques, et les Libanais s’en sont très largement accommodés jusqu’à récemment, c’est-à-dire jusqu’à octobre 2019.
La nécessité d’aborder la reconstruction d’un édifice national dans un esprit rassembleur, sans vainqueur ni vaincu, s’impose comme une deuxième constante. Après les dominations successives des chrétiens et des sunnites, voilà l’ère chiite qui amorce son déclin en ce qui pourrait annoncer la fin d’un cycle de domination communautaire qui, s’il est bien géré, pourrait mener à la construction d’un État. À défaut, on aura droit à des frustrations et à des appétits revanchards qui, de part et d’autre, pourront mener au conflit interne tant redouté.
La troisième constante concerne le système politique. Tant que celui-ci restera flou, inégalement admis, sujet à interprétation et inapte à assurer une bonne gouvernance, le Liban restera sous l’emprise d’un système parallèle, d’une sorte de pacte communautaire qui s’apparente plus à une association de malfaiteurs visant à se répartir une rente mal acquise qu’à un mécanisme de gestion des affaires nationales.
Feuille de route
Mettre fin à la guerre de 50 ans est la seule ambition possible aujourd’hui. Pour cela, une feuille de route cohérente et globale basée sur ces constantes nationales doit émerger. Celle-ci devrait être ancrée dans la réalité, compte tenu des contraintes et des rapports de force face à Israël, sans toutefois faire de concessions sur l’essentiel. La temporalité y est également d’une importance capitale : on ne sort pas de décennies de guerre qui ont sapé les fondements même de la société en quelques semaines, mais par des étapes bien réfléchies, à même de créer un climat de confiance entre les Libanais et dans leur rapport avec la chose publique.
La première étape d’une feuille de route est évidemment celle d’un cessez-le-feu avec Israël. Celui-ci ne peut être unilatéral car il devrait également garantir une cessation des hostilités de la part d’Israël. Il devrait être basé sur la résolution 1701 et sur l’accord d’armistice de 1949, textes complémentaires et dont les dispositions sont exhaustives et claires, mais que les belligérants, notamment le Hezbollah et sa couverture gouvernementale, ne voulaient pas appliquer par le passé. Ces accords devraient donc être complétés par un engagement fort du gouvernement libanais garantissant leur bonne application et être assortis par des mécanismes solides de mise en œuvre afin d’éviter la bande frontalière de sécurité et la mainmise aérienne mises en avant par Israël au détriment de la souveraineté libanaise. Le gouvernement libanais devrait ainsi demander l’extension du mandat de la Finul pour que celui-ci inclue la mise en application de la résolution 1701 et de l’armistice aux côtés de l’armée libanaise, notamment dans la zone située au sud du fleuve Litani. Il sera tout aussi nécessaire de verrouiller les frontières poreuses et de mettre fin à la contrebande et au trafic d’armes par la demande de déploiement de soldats onusiens et de l’armée libanaise renforcée sur les frontières terrestres et aéroportuaires. Ces dispositions raviveraient la souveraineté du Liban, engageraient la responsabilité de l’État et permettraient de satisfaire les demandes israéliennes sans porter atteinte à la souveraineté nationale.
La deuxième étape est nécessairement celle de l’élection d’un président de la République. Il est maintenant possible et nécessaire d’exiger l’élection d’un président souverainiste, disposant d’une véritable colonne vertébrale et d’une capacité à gérer les énormes défis qui attendent le Liban. Mais cela doit se faire sans humilier le Hezbollah et ses alliés. Les appels répétés et vains de l’opposition en direction du président de la Chambre pour qu’il convoque une séance électorale, alors que la Constitution (article 74) permet aux députés de se réunir sans convocation et de procéder à l’élection, montre à quel point le consensus et l’aval de « l’autre » sont nécessaires. L’élection d’un président n’est donc pas l’arène où doivent se manifester les « nouveaux » rapports de force suite à la débâcle du Hezbollah. D’abord, parce que cela est quasi impossible dans la pratique, le parti et ses alliés disposant encore d’une force de frappe non négligeable au Parlement, notamment s’il s’agit de l’élection du commandant en chef de l’armée, qui requiert au préalable une modification constitutionnelle aux deux tiers. Ensuite, parce que cela porte atteinte à la mission du président qui devra rebâtir un État avec l’aval de tous, dont les représentants de la communauté chiite.
La troisième étape est celle de la délimitation des frontières terrestres du Liban, de la reconstruction, du retour des déplacés et de l’armement de l’armée libanaise. Celle-ci devra être menée par le président de la République et par un gouvernement de mission, compétent et homogène. La restauration de la souveraineté nationale devrait permettre de relever plus facilement ces véritables défis. Si une assistance internationale, même intéressée, devrait être au rendez-vous à cette condition, le piège consiste toutefois à miser le tout sur le quémandage, véritable sport national depuis les années 2000. Les réformes, notamment financières, qui ont fait l’objet de nombreuses études et plans et qui font consensus parmi les spécialistes sérieux devraient être mises en œuvre pour éviter de continuer à dépendre de l’aide extérieure.
La dernière étape est celle des réformes politiques et de la restauration du monopole de la violence légitime, celle des grands trocs entre les communautés afin qu’elles s’engagent, ensemble, à l’édification d’un État. Les armes contre une rotation ou une alternance dans les plus hautes magistratures de l’État (appelées à tort « les présidences ») ? L’abandon du monopole sur certaines fonctions contre la décentralisation poussée, y compris financière ? La primauté de l’individu et de ses droits contre la sanctuarisation de la diversité communautaire ? La réhabilitation de l’espace public, grande victime du capitalisme libanais, contre une pression fiscale digne d’un État moderne ? Ces arbitrages et d’autres doivent être évoqués tout en restant dans les limites du pacte national et de l’accord de Taëf, véritables actes fondateurs qui incarnent l’esprit libanais tout en offrant une flexibilité d’interprétation et des mécanismes d’évolution – notamment dans le cadre de l’article 95 de la Constitution, qui ouvre la voie à tous les possibles dans le domaine de la déconfessionnalisation politique.
Il est donc grand temps aujourd’hui pour les Libanais d’être ambitieux, de ne plus s’accommoder d’un simulacre d’État et d’une kleptocratie faisant office de classe politique. C’est le seul sens que l’on pourrait apporter au déluge de souffrance et de mort causé par « la guerre de trop ». Ayons l’ambition d’en faire « la der des ders », celle qui amorce la résurrection d’un pays aujourd’hui mort.
Par Albert KOSTANIAN
Économiste, journaliste et chercheur associé à l’Issam Fares Institute for Public Policy and International Affairs de l’AUB.
Continued: Israel has declared war on the UN, has killed hundreds of UNRWA staff, declared UN chief persona non grata, and is lobbying Western governments to defund UNRWA that provides aid and relief to Palestinian refugees. Israel has not respected any of the 67 UN resolutions calling for withdrawal
20 h 39, le 26 octobre 2024