Les coups terribles portés au Hezbollah par Israël ont bouleversé l’échiquier politique libanais. Un parti qui avait dominé par sa milice surarmée la vie politique interne du pays et constitué un relais de puissance pour l’État iranien s’est trouvé pris, après un an d’engagement militaire déclaré « en soutien » au Hamas, au piège de sa stratégie. L’engagement militaire conduit au Sud a entraîné le Liban dans une spirale de la violence qui a culminé par un retournement de situation : le « front de soutien » est devenu le front principal. Les opérations militaires perdant de leur intensité à Gaza, c’est le Liban qui s’est trouvé en position de subir l’essentiel de l’effort de guerre israélien. Étrange situation que celle d’un acteur pensant maintenir un équilibre « convenu » de la terreur avec son ennemi qui se voit déborder par la décision de ce dernier de casser subitement les règles du jeu. Les « paramètres de la confrontation » établis de facto entre le Hezbollah et Israël en limitant quasi tacitement la zone de déroulement des hostilités, la puissance de feu utilisée et, en principe, les seuls objectifs militaires à cibler ont créé l’illusion qu’entre des forces d’inégale grandeur, un « équilibre de la terreur » avait été atteint.
Certes, l’escalade, comme dans toute rivalité, ne pouvait être exclue. Elle ne l’était d’ailleurs pas de la part de feu Hassan Nasrallah, qui menaçait de répondre à toute montée des hostilités par une autre tout aussi équilibrée. De la sorte, la gradation de l’escalade était calculée. Et, à défaut d’une dissuasion véritable susceptible de prévenir toute attaque, au moins une réplique proportionnée était-elle prévue. Jusqu’au jour où cet équilibre fut rompu par le déplacement du champ de bataille de Gaza vers le Liban, Israël étant sous la pression de son opinion publique pour ramener les déplacés du nord du pays vers leurs habitations. La guerre ce jour-là changea de direction.
La nouvelle tournure guerrière des événements surprit le Hezbollah. Elle comportait, en effet, une sortie du théâtre terrestre des opérations à laquelle il ne s’attendait pas. L’attaque fut de type électronique qui élimina les cadres de la milice avant d’en liquider les plus hauts responsables. Nombreux ont vu dans ces frappes technologiques, qui auront sans nul doute stupéfait au plus haut point les esprits, l’illustration de la supériorité miliaire de l’État hébreu et, du coup, les raisons de la débâcle. S’il est vrai que les attaques israéliennes ont constitué ce que les stratèges appellent une « surprise stratégique », il ne faut pas en faire toutefois les seules causes de la catastrophe calamiteuse qui s’est abattue sur la milice libanaise. Bien en amont de l’événement, le discours politique du Hezbollah s’était enhardi au point de manifester une assurance dans les capacités dissuasives de ses moyens militaires et dans son aptitude à empêcher l’ennemi de s’aventurer sur le terrain d’une confrontation guerrière. L’équation ne relevait pas du simple orgueil, de l’hubris, comme les commentateurs pressés ont coutume de le nommer. Elle s’apparentait davantage à une lecture faussée des réalités politiques qu’à une confiance exagérée dans ses capacités militaires. Ce ne sont ni la technologie ni la puissance d’Israël qui ont défait le Hezbollah ; c’est l’idéologie propre à la milice chiite qui l’a perdue. À force de défigurer la réalité, le Hezbollah a créé une image alternative fantasmée d’Israël qui a affaibli sa perception et renforcé en lui la conviction d’un ennemi sur le point de s’effondrer. Toute une rhétorique s’était mise en place pour dépeindre la fragilité de l’État hébreu et la possibilité de le vaincre.
Dé-réalisation
De fait, les prises de parole régulières du secrétaire général du Hezbollah portées par une stratégie d’emprise avaient fini par faire croire à l’invincibilité d’une force militaire aguerrie par son implication dans la guerre de Syrie dans les années 2010. En face, toujours pour ce discours triomphaliste, Israël n’apparaissait plus, lui, invincible, mais éminemment faible et comme sur le point de tomber.
Le premier effet du discours de Hassan Nasrallah fut de « débaptiser » Israël. Ce dernier n’était pas un État avec lequel le Liban avait pourtant conclu une convention d’armistice et une autre de délimitation des frontières maritimes, mais une « entité », terme on ne peut plus vague et comme évanescent. Ses nationaux n’étaient pas des citoyens mais des « colons ». Ses militaires, des conscrits titulaires de « nationalités étrangères » qui auraient tôt fait de déserter le champ de bataille. En outre, cette entité était « précaire » (hash), plus « fragile qu’une toile d’araignée », « se tenant sur une jambe et demie », destructible en « quelques minutes », « en pressant sur un bouton ». Politiquement, pour le Hezbollah, Israël n’existait pas : il n’était que « la Palestine occupée », en somme, pour le parti, une situation politique figée en 1948 que le temps n’avait fait que prolonger. L’entreprise rhétorique du chef du Hezbollah aura, en définitive, contribué à totalement faire ignorer la réalité d’Israël, à évider ce dernier de sa substance, en quelque sorte, à « dé-réaliser » l’État hébreu. À la fin, ne subsistait plus dans la représentation d’Israël que le parti cherchait à imposer qu’une baudruche à laquelle pouvaient désormais s’en prendre, sans peur, les valeureux combattants du parti de Dieu galvanisés par le discours de leur chef et leur foi dans les victoires dispensées par la divine providence.
Le Hezbollah a créé une image alternative fantasmée d’Israël
Le projet militaire du Hezbollah est mort non pas du fait des attaques d’Israël contre le parti, mais d’abord des illusions du parti lui-même sur un ennemi dont il a sous-estimé le poids et la consistance, d’abord par et dans le langage qu’il tenait sur lui. Son surarmement joint à une perception erronée du rapport de force stratégique l’a emporté dans l’esprit de la milice chiite sur la dissymétrie fondamentale qui caractérisait la relation avec Israël. Sur cette inflation linguistique s’est bâtie une théorie de la dissuasion qui s’est avérée un leurre et la source d’une déconvenue tragique. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », disait Albert Camus.
Enferrement stratégique
Par-delà le discours, ce fut ensuite la stratégie choisie face à Israël qui acheva d’enferrer la milice dans une situation inextricable. Sans consultation, peut-on dire aussi sans préparation, le chef du Hezbollah proclama son soutien à l’équipée sanglante du commandant du Hamas à Gaza. Tel César se décidant à franchir le Rubicon, le chef du Hezbollah lia le sort de son pays à celui de Gaza. Aucune décision n’a été aussi grave que celle-ci. Hassan Nasrallah pensait-il que la guerre serait de courte durée ? Croyait-il que l’escalade sur le front libanais serait contenue et confinée à des échanges limités susceptibles de « fixer » l’ennemi sur un espace restreint ? Un « front de soutien » n’est pas un front à part entière, semblait-il croire. Quel est donc le raisonnement qui a prévalu pour que le Liban se trouve engagé dans le maelström le plus tragique que l’on pût imaginer ?
Dans sa guerre folle, Israël a opté pour une expédition punitive d’écrasement, assortie de surprises stratégiques
Sans doute deux motivations l’ont emporté. La première est militaire : elle tient à « l’unité des fronts », approche patiemment bâtie par le général iranien Kassem Soleimani qui, du Liban à Gaza en passant par la Cisjordanie et du Yémen au Golan en transitant par l’Irak, imaginait encercler ainsi Israël. Le chef de la milice libanaise avait partie liée avec ce projet dont il avait à maintes reprises accueilli les protagonistes dans son fief de la banlieue sud de Beyrouth. Même surpris par la décision de Sinouar d’ouvrir les hostilités, pouvait-il se dédire, lui dont le projet politique global était lié au triomphe de l’imperium iranien ? La seconde motivation est stratégique. Hassan Nasrallah croyait fermement qu’il avait atteint grâce à son arsenal un point d’équilibre dissuasif avec son ennemi, de telle sorte qu’il pensait pouvoir tenir Israël à distance par la menace. Et si l’ennemi n’est pas intimidé, alors ce sera front contre front, village contre village, ville contre ville. Et en cas d’escalade, ne pas hésiter alors à aller « au-delà », au-delà de Karish, de Haïfa, de Tel-Aviv... En vain toutefois. Car la menace n’a pas suffi et la dissuasion n’a pas joué. Dans sa guerre folle, Israël a opté pour une expédition punitive d’écrasement, assortie de surprises stratégiques dont la moindre ne fut pas de décimer la chaîne de commandement du Hezbollah et d’éliminer son dirigeant et ses cadres.
Si Hassan Nasrallah a tenu pendant longtemps son monde par le discours et tancé Israël par ses menaces, encore fallait-il pour qu’il tienne cette position dominante qu’il s’impose à la société libanaise et qu’il contrôle ce qu’il restait de son État. C’était là la condition de son emprise. C’était, là aussi, le sens de l’entente recherchée entre le populisme démagogique à caractère religieux du Hezbollah avec le populisme opportuniste à finalité affairiste du aounisme. Dès lors, en contrôle de l’intérieur des rouages de l’État, de ses institutions et de ses services de sécurité, de ses frontières, de son port, de son aéroport, ayant bâti une société parallèle dans les régions sous son influence, se revendiquant d’une théologie politique d’une autre époque inspirant une milice surarmée au service de desseins extérieurs et n’ayant jamais reculé devant aucune violence ni liquidation interne, Hassan Nasrallah à la tête du parti-milice est parvenu au faîte de la puissance. Au point qu’en homme seul, il ait pu de manière inouïe, un 8 octobre 2023, déclarer la guerre à l’État d’Israël.
Par Joseph MAILA
Professeur de relations internationales à l’Essec (Paris). Ancien recteur de l’Université catholique de Paris et ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ
Certaines Raisons d'un effondrement: Mauvaise fondations, mauvaises structures, mauvaise repartition des charges, et bien sûr construction dont le but est précisément l'effondrement...
13 h 45, le 15 novembre 2024