Mille quatre-vingt-cinq en moins d’un mois. C’est le nombre de bâtiments que l’armée israélienne a détruits ou sérieusement endommagés dans les six villages frontaliers de Ramiyé, Aïta el-Chaab, Blida, Mhaybib, Meis el-Jabal et Kfar Kila depuis le début de son offensive terrestre au Liban-Sud le 31 septembre dernier, d’après des images satellite analysées par le New York Times. Des dizaines de vidéos ont notamment circulé sur les réseaux sociaux, dans lesquelles des soldats israéliens se filment, souvent en se félicitant, en train de dynamiter à distance des bâtiments, après les avoir piégés à l’explosif. L’armée justifie ses opérations en affirmant cibler des sites utilisés à des fins militaires par le Hezbollah, accusé d’utiliser les civils comme boucliers humains, d’avoir construit des tunnels sous des infrastructures civiles, ou encore de cacher des armes dans des écoles et des maisons. Le point avec Yusra Suedi, maîtresse de conférences en droit international à l’Université de Manchester.
Que dit le droit international sur la légitimité d'opérations visant à détruire des bâtiments ?
Le droit international humanitaire (le droit des conflits armés) exige que les forces armées fassent la distinction entre les objets civils (tels que les maisons, les écoles, les hôpitaux, les mosquées) et militaires. Seuls les objectifs militaires – c'est-à-dire les bâtiments ou sites qui contribuent de manière effective à l'action militaire – peuvent être légalement ciblés. Cependant, même lorsque des objectifs militaires sont visés, toute attaque doit respecter le principe de proportionnalité visant à éviter de causer des dommages civils excessifs par rapport à l'avantage militaire anticipé. Si les attaques entraînent un déplacement massif de civils ou des pertes humaines avec un gain militaire limité, cela pourrait être considéré comme disproportionné et donc illégal en vertu du droit international humanitaire. Une destruction extensive de biens qui n'est pas justifiée par la nécessité militaire et qui est réalisée illégalement peut constituer un crime de guerre. De plus, les attaques ne doivent pas être indiscriminées : les attaquants sont toujours tenus de faire la distinction entre combattants et civils.
La destruction d'un village entier serait probablement contestée au regard du principe de proportionnalité, sauf s'il y avait des preuves convaincantes d'un avantage militaire significatif (dans le cas de Mhaybib par exemple, si le village était activement utilisé par des combattants, peut-être pour le stockage d'armes, le lancement d'attaques ou comme base d'opérations militaires) et qui ne pourrait pas être atteint par des moyens moins destructeurs, ce qui serait difficile à prouver. À ma connaissance, des actes similaires de destruction dans l'histoire n'ont jamais été justifiés avec succès par la nécessité militaire. Les attaques en Irak et en Afghanistan entraînant des destructions importantes dans des zones peuplées ont été largement contestées. Lors de la Seconde Guerre mondiale, le village d'Oradour-sur-Glane en France a été détruit par les forces nazies dans le cadre de leur campagne militaire, et cela est largement considéré comme un crime de guerre.
Existe-t-il une différence entre le fait de bombarder des infrastructures par les airs et le plasticage de bâtiments au sol, sans présence ennemie immédiate ?
En raison de la distance et des limites du temps réel en termes de précision, les frappes aériennes présentent un risque plus élevé de mauvaise identification et de dommages collatéraux occasionnés aux zones civiles environnantes. Cependant, les démolitions au sol sans présence ennemie immédiate sont plus difficiles à justifier en vertu du droit international humanitaire, à moins qu'il n'y ait des preuves concrètes d'une utilisation militaire.
Israël a-t-il soumis des preuves concernant l’usage militaire des bâtiments que son armée a fait exploser ? Quelles plaintes pourraient éventuellement être déposées ?
À ce jour, et à ma connaissance, Israël n’a pas fourni publiquement de preuves détaillées et vérifiables indiquant que tous les bâtiments résidentiels et civils qu’il a détruits au Liban-Sud étaient utilisés à des fins militaires. Selon le droit international humanitaire, l'attaquant a le « fardeau de la preuve », c'est-à-dire l'obligation de fournir des preuves à cet égard (par exemple, provenant de rapports de renseignement, de données de surveillance ou de communications interceptées).
En l'absence de preuves concluantes, le Conseil des droits de l'homme des Nations unies ou le bureau du Haut-Commissariat aux droits de l'homme pourraient établir des commissions d'enquête pour examiner des allégations de crimes de guerre, par exemple. En général, ce sont les États qui pourraient engager ces procédures, bien que des ONG crédibles puissent également jouer un rôle. La Cour pénale internationale (CPI) pourrait aussi ouvrir une enquête si des preuves suffisantes suggèrent que des crimes de guerre ont pu être commis. Dans le cas du Liban (non membre de la CPI, NDLR), le Conseil de sécurité des Nations unies peut renvoyer la situation à La Haye, et le procureur de la CPI a également le pouvoir d'initier des enquêtes s'il estime qu'il existe des preuves substantielles suggérant des crimes de guerre.
Dans le droit des conflits armés qui stipule que les forces armées doivent faire la distinction entre le civil et le militaire, Yusra Suedi a omis de citer, dans la foulée des objets civils à épargner, les églises dont plusieurs ont été touchées rien qu’à Gaza.
16 h 02, le 04 novembre 2024