Il faut bien être d’irréductibles amoureux de la ville et de la vie pour être au rendez-vous avec Beyrouth dans le studio d’Alfred Tarazi à Dora, ce 19 septembre au soir, alors que les cœurs sont en berne au lendemain d’une attaque israélienne meurtrière sur le Liban. L’artiste avait prévu de projeter sur grand écran à un public restreint le premier volet de son œuvre, A Lover’s manifesto to Beirut, fruit de longues années de travail. Alfred Tarazi s’y est plongé depuis dix ans, avec le soutien de feu Lokman Slim, d’UMAM et de Monika Borgmann, du projet Beryt de l’Unesco et celui d’une équipe qui compte de jeunes Libanais enthousiastes, notamment ses deux partenaires Fady Tabbal et Alaa Fleyfel pour le son et l’animation. Quatre autres volets sont prévus pour lesquels il est besoin de financement. L’expérience est une première, quelque part entre le documentaire et autre chose de plus créatif, de plus inédit. L’artiste, diplômé en arts graphiques à la base, a pris la liberté de créer son propre genre : pas de case, comme l’histoire de cette ville folle qui ne rentre dans aucune case, mais qui subjugue le narrateur, une sorte de hakawati dont la voix off accompagne les images superposées, comme les couches de la ville. La question qu’il a voulu explorer dans ce travail est ainsi celle du « rôle des images dans l’histoire traumatique du Liban », qu’il a également inscrite dans un cadre historique et géographique très large.
Pour comprendre la guerre du Liban et le cycle de violence, qui selon lui n’étaient jamais finis et qui se perpétuent encore aujourd’hui, il faut remonter loin et croiser les images. Il n’y a pas de personnages dans le récit. C’est Beyrouth qui l’est. Effeuiller les couches d’histoire, c’est revenir à l’origine… délicatement, pour mieux comprendre ce qui fait cette ville-carrefour.
Le film commence dans les années 30 et projette des images de ce qui se passe alors dans le monde pendant la guerre froide, et se poursuit jusqu’aux années 80 : l’esclavage, la guerre du Vietnam, etc. Un artiste voit bien que l’on fait partie d’un tout, d’un mouvement plus ample, celui d’une époque. Celle qui captive en particulier Alfred Tarazi est celle concomitante de la libération sexuelle et de la lutte armée ; celle où une reine de beauté libanaise élue Miss Univers, Georgina Rizk, tombe amoureuse d’un résistant palestinien, chef de sécurité de l’OLP, Ali Hassan Salamé, assassiné par la suite en 1979 par le Mossad. Il fait de leur histoire le fil d’Ariane de son exploration. « Des deux côtés s’ouvrait un monde vaste, un monde d’idées qui ont changé le monde », confie Alfred Tarazi, qui dit voir dans les luttes armées de l’époque, qu’il s’agisse du Vietnam, de la Palestine ou autre, une résistance à l’hégémonie de l’ordre occidental colonial ancien et bourgeois dont les méfaits se font encore ressentir clairement dans le Proche-Orient éclaté d’aujourd’hui.
Le film qui projette des images sur trois écrans simultanément fait le parallèle entre un peuple qui perd sa terre et qui crie « Free the land » (le peuple palestinien) et une population qui crie « Free the body » ; oui, la révolution sexuelle était parvenue au Liban, en attestent ces images nombreuses de femmes en bikini, de coloris qu’affichaient les magazines de l’âge d’or de la presse libanaise. Elle en est repartie depuis, et la joie avec ; celle que procure la liberté. « J’ai compris à quel point le phénomène de la lutte armée est un phénomène culturel qui a traversé tout le monde durant la guerre froide, notamment les pays du tiers monde », poursuit l’artiste chercheur. Et s’il concède que ce sont les dissensions de ce dernier qui ont profité à l’Occident, il rappelle aussi « les doubles standards » de celui-ci, qui n’applique les valeurs démocratiques qu’il prône qu’à lui-même. En témoignent les crimes actuels contre l’humanité dans la région sous le regard, voire parfois la couverture insidieuse de la communauté internationale, qui ne feront qu’alimenter la résurgence de la violence dans l’avenir, selon Alfred Tarazi. Avant d’être déchirées, ces villes étaient belles et abondantes ; les magnifiques images de Jérusalem ou de Beyrouth que le film donne à voir leur rendent hommage et à un certain état d’esprit. C’était avant qu’elles soient usurpées et bétonnées.
Dans ce cadre, l’intérêt, hormis esthétique de ce Lover’s Manifesto, est de nous rappeler notre patrimoine et de s’atteler à le préserver, en ce qu’il est porteur de certaines valeurs et d’une certaine culture. « Tout cet héritage est menacé de disparaître, il comprend les archives de Télé Liban – dont la numérisation a récemment fait l’objet d’un accord entre le ministère de l’Information et l’Unesco –, de Studio Baalbeck, les studios d’enregistrement de son, etc. L’histoire de la modernité arabe a fini dans les poubelles parce qu’on n’a pas su la préserver », souligne l’artiste qui rappelle que tous les grands artistes libanais ont travaillé à un moment donné pour la presse, qu’il s’agisse d’illustration, de calligraphie... Il cite par exemple Diran Agemian, qui était le père de la caricature au Liban dans les années 30 et qui avait travaillé pour plus de trente publications, notamment pour le Dabbour, Aref al-Rayes, Seta Manoukian, Paul Guiragossian.
Pour Alfred Tarazi, ce travail qu’il entreprend est aussi l’occasion de cartographier les artistes libanais dont il fait remarquer qu’« à l’époque, ils pouvaient gagner leur vie en travaillant pour la presse ». Comme la presse était faite à la main, tout était composé pour être imprimé : les couleurs, la photo, la calligraphie. Elle comptait des artistes brillants et reconnus, dans l’imprimé et dans la culture populaire. « Je trouve une valeur immense à les préserver pour faire un portrait de cette époque », dit l’artiste qui insiste sur l’urgence d’« une politique de sauvegarde de la mémoire ». « Autrement, ce que les générations précédentes ont produit et écrit finira à la poubelle, et nous avec, prévient-il. Il faut vraiment qu’il y ait un éveil qui puisse créer un réveil culturel pour préserver la place essentielle que le Liban occupe au Proche-Orient. »
Peut-être que jamais autant qu’aujourd’hui, les propos de ce quadragénaire engagé n’ont été aussi nécessaires, à l’heure où tout ce que nous sommes est menacé de disparaître, dans la violence sauvage et l’indifférence générale. Est-ce cela la force de l’amour d’un Lover’s Manifesto, celle de continuer à caresser, à sonder, à déployer une histoire… imaginaire ? Sa force est en tout cas d’être créatif, et l’on ne peut que souhaiter que cette œuvre voyage au-delà des frontières pour rappeler la vraie histoire du Levant et sauver ce qui peut encore l’être de ce territoire unique.
P.-S. : Alfred Tarazi présente une installation dans le cadre de l’exposition inaugurale « Portes et Passages » du pavillon Nouhad es-Saïd, la nouvelle aile du musée national. Elle était prévue le 18 septembre dernier et a été reportée en raison des événements actuels.
Bravo Alfred!
10 h 22, le 02 octobre 2024