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Culture - Installation

Beyrouth, une ville de papier, d’encre et de mémoire

Au cœur du Hangar d’UMAM Documentation and Research à Haret Hreik, des magazines, des images, des brochures et des coupures de presse savamment accrochés forment « Memory of a paper city », une installation signée Alfred Tarazi qui s’ancre dans la mémoire collective d’une ville volatile dont l’esprit et l’âme tendent à disparaître.

Beyrouth, une ville de papier, d’encre et de mémoire

« Ce qu’on voit ici au Hangar, dit Alfred Tarazi est un festival de sons et d’images, de créativité, de dissonances et de violence. » Photo Marwan Tahtah

Des papiers suspendus au plafond, des collages d’images, des extraits de vieux récits jetés aux oubliettes avant d’être dépoussiérés et ressuscités. Tout cet ensemble exposé au Hangar de la villa Mohsen Slim à Haret Hreik, dans la banlieue sud de Beyrouth, n’est pas sans rappeler la fantasy, ce genre artistique regroupant récits fantastiques, mythes et légendes, mais surtout une réalité méconnue que l’espace UMAM D&R ramène à notre mémoire. Pour ce faire, l’artiste et designer Alfred Tarazi a puisé dans quatre collections d’archives pour remonter le temps et aller à la découverte d’un vécu collectif que les jeunes générations ne connaissent pas. Quatre sources d’archives étayent ainsi cette installation : celles du père d’un ami de l’artiste, celles provenant de la collection de l’éditeur Abboudi Abou Jaoudi, mais aussi celles du centre UMAM et enfin quelques-unes que l’artiste a collectionnées lui-même en travaillant avec divers centres de recherches.

« Akhbar el Harb », une publication qui rapportait essentiellement des nouvelles de la Seconde Guerre mondiale. Photo Marwan Tahtah

« Ce qui se trouve à Haret Hreik n’est que la pointe de l’iceberg car beaucoup d’archives ont été numérisées – et continuent à l’être – grâce au travail fabuleux de Lokman Slim et Monika Borgmann », affirme Alfred Tarazi. Cette exposition, d’ailleurs, n’est pas l’aboutissement mais la continuation d’une conversation qui a eu lieu en décembre 2020 entre Lockman Slim, son épouse Monika Borgmann et l’artiste. Un dialogue interrompu à cause de la disparition du chercheur et activiste, assassiné le 4 février 2021 au Liban-Sud, mais que son épouse a voulu reprendre avec la détermination qu’on lui connaît. « Nous avions déjà travaillé avec Alfred en 2010, se souvient Monika Borgmann. Ce n’est donc pas notre première collaboration. Cette exposition est là pour durer et j’aimerais qu’elle dure le plus possible afin d’accueillir à Haret Hreik même, des historiens, des journalistes qui se retrouveraient à échanger leurs histoires. »

C’est Lokman Slim qui avait un jour repéré Alfred Tarazi et découvert qu’il collectionnait des documents du passé. Il l’avait tout naturellement approché et leur entente s’est scellée autour de cette passion commune pour les archives, d’autant plus qu’ils étaient conscients de l’urgence de sauver « ces bribes et fragments » du Liban afin qu’elles ne soient pas dilapidées et dispersées comme l’ont été les archives de Dar as-Sayyad, par exemple. L’un de leurs objectifs était donc de rassembler les documents perdus afin de « donner le droit au public d’y avoir accès et de faire surtout un travail de mémoire collective ».

Des couvertures de divers magazines publiés au Liban entre les années 1930 et 1960. Photo Marwan Tahtah

Cette guerre omniprésente

Si l’installation intitulée « Memory of a Paper City » (Mémoire d’une ville en papier) a plusieurs facettes, la clef de voûte reste la guerre civile libanaise. Tarazi a donc voulu comprendre les mécanismes de cette guerre à travers les médias qui offrent un terrain fertile d’indices, mais il voulait aussi rassembler les idées et les images qui ont mené à cette violence et de les traduire à sa manière. Au-delà de la violence physique, il y a aussi et surtout celle véhiculée par les images même car ce pays a, depuis sa naissance, baigné dans les discours fratricides, estime-t-il. Ce travail phénoménal a commencé par le recensement de nombreux magazines et journaux – près de 400 –, mais le travail essentiel se fera activement sur 130 publications, sans compter les divers imprimés.

L’installation commence par les années 30 et se poursuit chronologiquement. C’est donc l’avènement de l’image qui marque le début de ce projet, laquelle se fait de plus en plus présente dans les imprimés et les médias durant ces années-là.

Parmi les publications qui attirent l’attention du visiteur, celles de Dar Alf Layla Wa Layla, premier grand groupe de presse libanais fondé par Karam Melhem Karam, et surtout son magazine éponyme littéraire qui publiait des nouvelles. Tarazi dresse par ailleurs la cartographie de nombreux autres groupes de presse libanais ayant disparu aujourd’hui.

Une vue de l’installation « Memory of a Paper City » d’Alfred Tarazi au Hangar Umam. Photo Marwan Tahtah

C’est en auscultant les magazines publiés des années 30 aux années 60 que l’artiste remarque deux phénomènes qui attirent particulièrement son attention : d’abord une représentation « très moderne » de la femme et ensuite de nombreux indices concernant une violence politique diffuse. Il apparaît également que les récits relatés dans la presse ne sont pas uniquement liés à l’actualité locale mais rapportent souvent les événements internationaux. L’artiste souligne alors cette particularité du Liban : bien que petit en superficie, le pays du Cèdre a toujours manifesté le désir de jouer un rôle sur le plan international. « Il voulait toujours faire partie de l’expérience moderne. Tant en ce qui concerne les nouvelles concernant la femme que celles sur la tendance marxiste-léniniste », témoigne Tarazi en soulignant que « tout cela était écrit avec beaucoup d’amour ». À travers cette installation, l’artiste cherche à mettre l’accent sur l’importance des imprimés avant-gardistes qui témoignaient d’un Liban diversifié. Il regrette par ailleurs que le pays n’ait pas essayé de sauvegarder ce patrimoine sapé par la guerre civile. « Ce qu’on voit ici au Hangar, dit Tarazi est un festival de sons et d’images, de créativité, de dissonances et de violence, mais au-delà de tout, un legs qu’une génération ne peut passer à une autre à cause de la guerre et que cette seconde génération a manqué de passer à celle qui l’a suivie à cause de la reconstruction. C’est l’identité d’un peuple qui s’est créée et puis qui a été détruite. Il y a eu donc une rupture qu’il faut ressouder même autour d’une histoire dissonante meurtrière qui est l’histoire commune d’un peuple », estime Alfred Tarazi avant de poursuivre : « Nous ne pouvons pas accuser une génération de ne pas savoir, si nous ne lui avons pas transmis d’informations sur son histoire. »

En visitant « Memory of a Paper City », beaucoup de jeunes ont découvert des histoires qui font leur histoire. Des histoires qu’ils ne connaissaient pas. « Ils pourront essayer alors, à travers ce travail sur l’histoire commune, de reboucher les trous de leur mémoire et ainsi d’aller vers l’autre ou du moins le comprendre », conclut Alfred Tarazi.

Une exposition destinée à perdurer car elle n’est qu’un fragment d’un travail en marche. À visiter absolument.

Memory of a Paper City

Hangar Umam D&R, villa Mohsen Slim, Haret Hreik, banlieue sud de Beyrouth.

Jusqu’à la fin de l’été, de lundi à samedi, de 11h à 19h.

Avec le soutien du Fonds arabe pour l’art et la culture (AFAC) et al-Mawred al-Thaqafy (Ressource Culturelle).

Des papiers suspendus au plafond, des collages d’images, des extraits de vieux récits jetés aux oubliettes avant d’être dépoussiérés et ressuscités. Tout cet ensemble exposé au Hangar de la villa Mohsen Slim à Haret Hreik, dans la banlieue sud de Beyrouth, n’est pas sans rappeler la fantasy, ce genre artistique regroupant récits fantastiques, mythes et légendes, mais surtout une...

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