Les fumées toxiques qui ont recouvert jeudi le littoral du Metn et une bonne partie de Beyrouth suite à l’incendie dans la décharge de Bourj Hammoud-Jdeidé sont venues rappeler aux Libanais un dossier que les autorités espéraient reléguer au deuxième plan, celui des déchets ménagers.
Le feu a pris dans une décharge qui s’est transformée, au fil des années, en une montagne d’une quarantaine de mètres de haut, celle de Jdeidé (Metn-Nord). Comme sa sœur (presque) jumelle de Costa Brava (sud de Beyrouth), cette décharge a vu le jour en 2016, dans le cadre d’un plan qui devait mettre fin à la terrible crise des déchets de 2015-2016. La durée de vie des deux sites côtiers qui bordent la capitale au sud et au nord était de quatre ans : huit ans et plusieurs crises plus tard, ils sont toujours là. Malgré la saturation de ces décharges, les contrats des deux entrepreneurs avec l’État ont été prorogés jusqu’à… fin 2026, a confirmé à L’Orient-Le Jour une source autorisée.
« Un incendie n’était qu’une question de temps »
Pour les experts et les écologistes, cet incendie était tout sauf une surprise. « Avec une composition des déchets à plus de 70 % organique (les restes d’aliments qui dégagent des gaz et des liquides, NDLR) et des températures qui ont souvent dépassé les 30 degrés cet été, on a créé les conditions idéales de la fermentation, un incendie n’était donc qu’une question de temps », estime Ziad Abichaker, ingénieur expert en traitement des déchets. Pour lui, les poches de méthane à l’intérieur de cet immense amas d’ordures pourrissantes n’ont fait que grandir, ce qui pourrait avoir mené à une combustion spontanée sur le site. La Défense civile pense que l’incendie aurait pu être d’origine criminelle ou accidentelle. Le résultat est le même.
Pour Eddy Bitar, fondateur de l’association Live Love Beirut, active notamment dans le domaine du recyclage, l’incendie de jeudi soir « est la conséquence inévitable d’années et de décennies de négligence ». « La politique des gouvernements successifs n’a rien donné et s’est toujours caractérisée par un manque évident de gouvernance et de vision », estime-t-il. Le militant note l’absence de sensibilisation de la population à l’importance de trier et de réduire les déchets, mais aussi les politiques de traitement hypercentralisées à l’origine de ce ratage monumental. « Cela fait des années que nous savons que les deux décharges de Costa Brava et de Bourj Hammoud-Jdeidé sont saturées et qu’elles sont devenues des bombes à retardement », rappelle-t-il.
Pour Samar Khalil, experte en gestion environnementale et membre de la Coalition pour les déchets ménagers, « la crise est venue aggraver la mauvaise gouvernance dans ce dossier, puisque le manque de fonds a empêché un énième agrandissement de la décharge dans le terrain que le gouvernement avait prévu pour cela à Jdeidé, alors que la montagne ne fait que pousser ».
« Personne n’a vraiment intérêt à réduire le volume de déchets »
La mauvaise gouvernance sur ce plan remonte à loin. En 1997, date de la fermeture de l’ancienne décharge de Bourj Hammoud qui avait servi durant la guerre de 1975-1990, le gouvernement a signé un contrat exclusif avec une grande entreprise privée qui a concentré tous les déchets du Grand Beyrouth et du Mont-Liban dans la décharge de Naamé, au sud de la capitale, privant complètement les municipalités de toute responsabilité dans ce domaine, alors même que les fonds étaient prélevés dans ce qu’on appelle la Caisse autonome des municipalités. Après la crise de 2015, le nouveau plan adopté était calqué sur l’ancien, avec deux grands contrats sur deux sites au lieu d’un. La situation s’est aggravée avec la mise hors service des deux centres de tri à Amroussiyé au sud (fermé pour réhabilitation et jamais rouvert) et la Quarantaine au nord (détruit par l’explosion au port de Beyrouth en 2020). Les reports perpétuels de solutions plus durables et le manque d’engagement des entrepreneurs face aux investissements dans les infrastructures mettent les Libanais une fois de plus face à une catastrophe annoncée.
« Tant que le paiement se fait par tonne, personne n’a vraiment intérêt à réduire le volume de déchets qui arrivent en décharge », souligne Ziad Abichaker, déplorant « toutes ces matières premières recyclables ou compostables qu’on stocke ainsi en décharge ». Pour lui, un scénario noir se profile à l’horizon. « Un jour, les habitants de Jdeidé se rebelleront comme l’avaient fait ceux des villages jouxtant la décharge de Naamé. On se dirigera alors vers une nouvelle crise des déchets », prévient-il.
Quelles sont alors les solutions à court et long terme ? Samar Khalil le répète : une réduction des déchets à la source, le compostage des matières organiques, des études d’impact environnemental pour les décharges, une bonne gestion des sites… « Mais nous savons tous très bien que la solution est politique. Tant que les lois ne sont pas appliquées et en l’absence de réformes au sein de l’État, on ne peut rien espérer », déplore-t-elle.
Pour Eddy Bitar, il est clair que toute solution viable devrait passer par la décentralisation, l’amélioration des capacités des municipalités et le soutien aux entreprises qui sont engagées dans le recyclage et le traitement des déchets. « Si l’État redonnait aux municipalités l’argent de la caisse qui leur est réservée au lieu de le verser aux entreprises privées, il ouvrirait la voie aux solutions régionales », estime-t-il. « Les solutions existent, et elles passent par une réforme du système de manière à rendre attractif le marché des matériaux recyclables et du compostage, et à encourager la réduction du volume des déchets », dit-il, tout en déplorant l’absence de volonté politique sur ce plan.
« Nous n’avons d’autre choix, en tant que militants, que de faire du lobbying pour l’adoption d’un texte sur un plan de gestion des déchets au Parlement, afin de faire bouger les choses », martèle pour sa part Ziad Abichaker.
En attendant, l’avenir du secteur reste aussi sombre que le nuage de fumée toxique qui a enveloppé la capitale et ses environs jeudi soir.
OMG...on nous brûle par tous les moyens...
09 h 55, le 14 septembre 2024