Depuis près d’un an, les voix arabes sont considérées, dans le paysage médiatique occidental, avec circonspection, sinon méfiance. Surtout lorsqu’elles s’élèvent contre les massacres en cours à Gaza. Parler pour la Palestine est un exercice d’équilibriste. Pour avoir droit de cité, il faut montrer patte blanche, docilement aligner les condamnations prescrites, utiliser les vocables dictés par le pouvoir.
Dans ce vaste terrain miné, il reste des figures intellectuelles qui ouvrent une voie praticable, tenant envers et contre tout des positions justes, sans ployer face aux intimidations. C’est le cas de l’écrivain palestinien Karim Kattan, remarqué pour son premier roman, Le Palais des deux collines (Elyzad, 2021). Depuis octobre 2023, ses prises de parole sont autant de lueurs d’intelligence et d’humanité. On imagine mal ce que cela représente, pour un Palestinien établi en Europe, un tel deuil vécu à distance. On imagine mal la responsabilité de Cassandre dont on se sent investi face à un monde déboussolé. Et ce que cela doit faire, d’être invité par les journalistes à commenter des atrocités telles qu’elles devraient se passer de commentaire. Malgré tout cela, au travers de ses tribunes, poèmes, interventions télévisuelles ou radiophoniques, Karim Kattan parle de son pays avec éloquence et clarté, tout en réfléchissant à sa condition de Palestinien de la diaspora se tenant « au seuil de l’humanité », témoin impuissant de l’horreur en train d’advenir.
On s’étonne donc de voir un second roman de Karim Kattan, d’amour qui plus est, prévu pour la rentrée littéraire 2024. Comment le temps de la fiction s’est-il articulé avec celui de l’engagement ? Comment a-t-il trouvé le temps, l’espace, le calme pour écrire ?
Le temps de l’écriture et le temps de la guerre
« Le livre était fini bien avant ! » s’exclame Karim Kattan, s’étonnant que l’on puisse croire à un roman écrit pendant la guerre. « Pour moi, il est évident que ce livre date d’une autre période historique. Aujourd’hui, l’écriture palestinienne est en train d’être métamorphosée. J’écris peu de fiction et en format très court. » On trouve pourtant, tout au long de L’Eden à l’aube, des indices qui pourraient se rapporter à la situation actuelle. D’abord, le Khamsin, vent destructeur et semi-mythologique qui fauche des dizaines de milliers de vies. Aussi, ce tableau inaugural où Isaac, l’un des deux protagonistes, « dort comme s’il était mort » dans une ville en décombres, une « ville bombardée du XXIe siècle de la nation des humains ».
« Toutes ces choses sont là sans être là, admet Karim Kattan. Ce n’est pas la première fois que nos villes sont en décombres, c’est une réalité d’aujourd’hui, mais pas uniquement. » Ce réseau d’indices qui semble préfigurer la guerre en cours constitue une ambiguïté pour le lecteur et un questionnement moral pour l’auteur, qui voit son livre paraître durant une période qui « requiert une responsabilité totale ».
Mais c’est ainsi : le temps de l’édition est plus long que celui de la politique. Karim Kattan s’est posé la question d’amender son roman ou d’y ajouter une préface pour le situer : « Comment supporter de parler de son travail alors qu’à Gaza les écrivains, écrivaines, poétesses, poètes, journalistes mes pairs, sont en train de se faire massacrer ? » Finalement, l’histoire d’Isaac et de Gabriel sera laissée intacte.
Un grand roman d’amour
Qu’on ne s’y trompe pas : L’Eden à l’aube est avant tout un grand roman d’amour. Deux hommes palestiniens, Isaac et Gabriel, se côtoient et se ratent de peu dans une Jérusalem féerique, grouillante d’énigmes et de personnages fantasques. Jusqu’au moment où les deux lignes de leurs vies se croisent, autour d’un jeu de cartes, dans le salon feutré de la tante Fátima. S’initie alors une cour longue et langoureuse, au gré de rendez-vous nocturnes donnés à demi-mot. Le tout, sous le regard d’un narrateur d’un genre particulier, qui épie les amants par leurs fenêtres grandes ouvertes ou qui se faufile au travers de lucarnes secrètes pour mieux les voir : c’est le ciel lui-même, tantôt joueur, tantôt emporté, tantôt solennel.
Chez Karim Kattan, on s’aime en se racontant des histoires. Hakawati de fortune, le rusé Isaac improvise des contes et légendes pour retenir le beau Gabriel. « Ces histoires ont un aspect folklorique, palestinien, mais ils font aussi partie d’un récit planétaire. Leur irruption dans le roman est très naturelle, c’est comme cela que j’écris, cela crée un surplus de rêve », commente l’auteur.
La langue de Karim Kattan sait emprunter les chemins tortueux de la séduction, épouse les soubresauts du désir en train d’éclore, d’hésiter, de se rétracter puis de s’épanouir. Le rapprochement des deux protagonistes est l’occasion de fulgurances lyriques. On reconnaît là le projet originel de ce livre, qui devait être un poème en prose.
« Mais l’amour ne peut pas exister sans les conditions matérielles de sa possibilité », rappelle Karim Kattan. Car l’histoire ne pouvait se situer ailleurs qu’en Palestine, « le territoire de ma vie et de mon imaginaire ». Et on bascule au détour d’une phrase d’un monde onirique peuplé de djinns et de brigands à la réalité des soldats et des checkpoints.
Deux hommes qui s’aiment sous l’occupation
« L’architecture politique de l’amour est inévitable. » Surtout dans le cas de cet amour-ci. Dès leur genèse dans l’esprit de l’auteur, les deux personnages sont définis par leurs situations administratives. À l’un, la carte d’identité verte, qui restreint les déplacements, à l’autre, la carte d’identité bleue que l’on risque de perdre en s’absentant quelques années du pays. Mais le roman ne s’éparpille pas en éclaircissements à destination d’un lectorat venu se renseigner sur les conditions de vie en Palestine. Toutes ces choses sont évoquées très simplement, comme pour quelqu’un qui les a toujours connues. « Quand on vit sous l’occupation, on ne passe pas toutes ses journées à parler de l’occupation. »
Tout est régi par elle, pourtant. Ne se contentant pas d’administrer les corps, elle s’immisce dans les fantasmes et dans les imaginaires. Mais même sous l’occupation demeure la possibilité d’un bonheur foudroyant, que l’on atteint par une dévotion extatique à l’autre, confinant au mysticisme.
Reste à parler du plus évident : Karim Kattan avait-il le projet d’écrire une « histoire d’amour queer en Palestine » ? De fait, ce roman l’est, mais l’auteur n’a pas choisi cette histoire de manière à braquer la lumière sur telle ou telle minorité. C’était une sorte « d’évidence », émanant de sa personne et, oserait-on dire, de son âme.
Et c’est justement parce que toutes ces questions politiques « sont l’étoffe de la réalité de ce livre sans en être les points focaux » que le roman est hautement politique « sans se situer dans le géopolitique ». Si Karim Kattan croit encore en la puissance de la littérature, c’est presque un acte de foi, sans savoir « si cette croyance est une illusion ». Il accomplit pourtant, avec ce magnifique second roman, l’acte le plus puissant dont la littérature soit capable : affirmer l’humanité pleine et entière de ceux à qui le monde ne concède qu’une humanité partielle et conditionnelle.
Merci pour ce bel article Joy Majdalani… si bien écrit, et qui est, quelque part, un petit morceau de littérature. Merci à l’Orient-LeJour d’exister, trésor de francophonie, oasis de sensibilité et de justesse dans un orient tellement maltraité…
03 h 21, le 03 septembre 2024