Il est des quarts d’heure qui contiennent l’éternité et donnent à voir les rendez-vous manqués d’un siècle. Une amitié impossible rend compte de ces deux temps, avant et après 1948 : celui de tous les potentiels, de toutes les ouvertures, et l’autre : celui de la séparation, voire de la rupture, qui correspond à la guerre. Portrait d’un groupe hors du commun, ce livre commence avec l’inauguration de l’hôtel King David en 1931. C’est dans ce lieu luxurieux, dominant la ville biblique, pavé de marbre blanc, distribué en grands espaces aux plafonds hauts et aux panneaux de cèdre venu du Liban que vont se retrouver cinq jeunes gens d’envergure au cours des années 1943 à 1946 à Jérusalem : Walid Khalidi, Rasha Salam, Jabra Ibrahim Jabra, Sally Kassab et Wolfgang Hildesheimer qui, bien que juif et de père activement sioniste, ne prendra pas la nationalité israélienne lors de la création de l’État d’Israël. D’autres jeunes amis les y retrouvent à l’occasion. De quoi parlent-ils ? De politique, certes, mais aussi de littérature, de musique, de peinture, de philosophie. Walid découvre Le Procès de Kafka grâce à Wolfgang qui illustre par ailleurs les textes de Jabra et s’intéresse à la peinture de Sally. Ils sont tous en confiance. L’avenir de la Palestine est en danger mais pas encore confisqué. L’appartenance communautaire compte sans être un mur. La jeunesse a le droit de rêver. C’est le quart d’heure béni d’avant la catastrophe. L’auteure résume l’ambition et les limites de sa recherche : « Bien que les vies individuelles du cercle œcuménique et de cette amitié impossible nouée avant l’explosion de l’hôtel King David ne puissent être pleinement reconstituées, on est en mesure de les formuler sous forme de fragments. »
Une ville cosmopolite
À l’époque, cette ville arabe sous mandat britannique est de taille humaine, cosmopolite, traversée par de multiples langues. « Ces années de fragile tranquillité, je n’avais pas de doute, écrit l’historien Albert Hourani, qu’elles finiraient en tragédie. » C’est autour de Walid Khalidi, figure majeure de l’histoire intellectuelle de la Palestine, que gravite le livre aussi académique et minutieux qu’original et vivant de Sonja Mejcher-Atassi. En 1945, Walid Khalidi a vingt ans. Issu d’une des grandes familles palestiniennes de Jérusalem, fils de Ahmad Samih el-Khalidi et de Ihsan Aql, fille d’un avocat réputé de Jaffa, Walid grandira avec sa sœur Sulafa à partir de ses quatre ans en la compagnie bienveillante de la seconde épouse de leur père qui n’est autre que l’auteure féministe libanaise : Anbara Salam. Le couple allie le savoir au raffinement, avec un même héritage intellectuel : le mouvement de la renaissance arabe. Leur maison au jardin planté de cyprès et de pins accueille des amis venus de tous horizons : des Arabes bien sûrs, mais aussi de nombreux juifs parmi lesquels le philosophe Judah Leon Magnes, cofondateur de l’Université hébraïque de Jérusalem. Ce dernier servira d’intermédiaire à Scholem pour tenter de convaincre, mais en vain, Walter Benjamin de se rendre en Palestine. Tous les débats sont dans l’air. L’air est encore vivable.
C’est à l’âge de douze ans que Walid prend conscience de la Grande Révolte arabe. Élevé par des gouvernantes allemande, française et russe, ayant reçu une éducation scolaire laïque et somme toute moderne, il s’intéresse beaucoup à la littérature. À vingt ans, il a les cheveux en bataille, une pipe à la main, l’allure d’un poète romantique. Ses amis le comparent à Schelley. Cependant, « Walid fut particulièrement influencé par son grand-père paternel, Hajj Raghib al-Khalidi, qui jouera un rôle déterminant dans son approche de la pensée arabe et islamique. » L’auteure de cet ouvrage, professeure de littérature arabe et comparée à l’Université américaine de Beyrouth, s’est rendue, pour notre chance, à plusieurs reprises aux États-Unis pour s’entretenir avec celui qui aura cent ans dans un an. Il en résulte un chapitre tout en finesse sur le parcours de l’homme, l’atmosphère de la maison Khalidi, les amis qui s’y croisent, les visiteurs occidentaux de passage. Hajj Raghib qui restera en Palestine jusqu’à sa mort en 1952, contribua notamment à l’établissement en 1900 de la fameuse librairie Khalidi de la Vieille Ville de Jérusalem. Abritée dans un magnifique bâtiment du XIIIe siècle et maintenue, en l’état, à ce jour, grâce aux efforts sans relâche de la famille, elle constitue l’une des plus importantes collections privées palestiniennes. Dans ce même sillage d’avant-garde culturelle, son petit-fils Walid sera quant à lui, outre ses nombreux écrits sur la Palestine, le cofondateur avec Constantin Zurayk et Burhan Dajani de l’Institut des études palestiniennes. Qui sont les autres membres du groupe ? D’abord, Rasha Salam, que Walid épousera en 1945, pour le moins encouragé par Anbara, décrite par son fils Tarif Khalidi comme « une comploteuse, heureuse de voir les enfants du premier mariage de son mari se marier au sein de la famille Salam ». Sulafa sera en effet, elle aussi, la première épouse de l’architecte libanais Assem Salam que l’on retrouve dans le livre sur une photo datant de 1945.
Rasha, à laquelle est consacré le deuxième chapitre, est la sœur de Saëb Salam, la fille de Salim Ali Salam, proche ami du roi Fayçal. C’est dire si les grandes familles sunnites de Beyrouth, Damas, Amman et Jérusalem veillaient à entretenir et renforcer leurs liens. Les deux années que passera Rasha à Richmond, de 1925 à 1927, seront décisives dans le renforcement de sa lutte pour la libération de la femme. Tandis qu’en 1920 sa sœur Anbara secouait les mœurs à Beyrouth en ôtant son voile, Rasha se rendait à l’école à bicyclette. Dans ses Mémoires qui n’ont pas encore été publiées, elle raconte notamment son coup de foudre pour Jérusalem qu’elle associe à la joie, et décrit la vie dans la vallée de Huley où les Salam possédaient, ainsi que les Sursock et les Pharaon, de vastes terrains. On devine aussi, entre les lignes, qu’elle eut un faible prononcé pour le troisième membre du groupe : Wolfgang. L’évoquant dans son journal aux côtés de Jabra, elle écrit : « Les deux avaient du charme, les deux étaient brillants. Mais le brio de Wolf surpassait tout ce que j’avais connu. Il était exceptionnellement drôle et sympathique. » Bien plus tard, elle écrira dans son journal : « Je me suis souvent demandé si je l’aurais épousé dans le cas où nous nous serions séparés Walid et moi. Je crois que oui. J’étais extrêmement attirée par lui, physiquement et intellectuellement. Le fait qu’il était juif n’aurait pas été un obstacle, en dépit des objections de ma famille. Je sais l’amertume que lui causait le sionisme et ce qui arrivait aux Arabes de Palestine. »
Né à Hambourg en 1916, émigré en Palestine en 1933 quand Hitler est fait chancelier d’Allemagne, Wolfgang est l’étranger intime du groupe de Jérusalem. Il porte bien son nom : il est un passionné de Mozart. Il travaillera comme transcripteur et traducteur aux procès de Nurenberg. De retour en Allemagne, il deviendra un peintre et un écrivain reconnu, membre du fameux groupe 47, cercle littéraire des écrivains de langue allemande qui fera notamment découvrir Heinrich Böll, Günther Grass et Ingeborg Bachmann. Il écrira alors ces lignes dans Mein Judentum, « J’ai émigré en Palestine avec mes parents en 1933 – Israël n’existait pas, même comme un rêve à l’époque – et quand l’État fut fondé, j’étais de retour dans l’Europe à laquelle j’appartenais et appartiens à présent. J’ai en un certain sens rejeté mon homeland au prix d’une certaine non-appartenance qui, vue de l’extérieur, est une caractéristique du juif et symbolise pour moi – donc vue de l’intérieur – ce non chez-soi dans lequel, nous, juifs ou pas, nous sentons chez nous.. Je ne veux pas de chez-moi sur cette terre. »
Un groupe œcuménique
Au sein du « groupe œcuménique », Sally Kassab apparaît comme une météore. Petite-fille d’un membre important du clergé grec-orthodoxe de Jérusalem, on sait qu’elle fut peintre et qu’elle se maria en 1951 à Amman avec John Belassis Pruen ; on comprend également qu’elle exerça un charme certain sur Wolfgang qui l’évoque avec précision dans une lettre à Rasha Salam datant de 1984. Mais on en sait beaucoup moins sur elle que sur les quatre autres.
Le dernier chapitre de ce portrait de groupe est consacré au grand écrivain et grand traducteur, Jabra Ibrahim Jabra. Né en 1919 de parents analphabètes dans une famille pauvre de Bethlehem, Jabra a le parcours fulgurant de son intelligence supérieure. Sonja Mejcher-Atassi l’introduit à juste titre comme l’une des dernières figures de la Nahda. L’écrivain, le traducteur et critique littéraire, Issa Boullata, qui fut l’élève de Jabra à Jérusalem, rapporte que ce dernier ne fut pas seulement « une figure acclamée de la littérature arabe », mais « une fenêtre sur la modernité ». Il est fort probable que l’œil de Wolfgang exercera une influence durable sur Jabra. C’est en effet dans tous les domaines, peinture incluse, que se déploiera la personnalité avant-gardiste de l’enfant prodige qui étudiera d’abord à Jérusalem dans l’École arabe dont Samih el-Khalidi est doyen, puis à Cambridge, pour ensuite revenir à Jérusalem où il enseignera la littérature anglaise. Après 1948 et la création de l’État d’Israël, Jabra s’exilera à Bagdad où il cofondera « le Groupe de Bagdad pour l’art moderne. » Il y finira ses jours à l’âge de 75 ans après avoir notamment contribué aux côtés des grands poètes arabes contemporains à la revue Shi’r, fondée à Beyrouth en 1957, publié une trentaine d’ouvrages et traduit, parmi d’autres œuvres, sept pièces de Shakespeare.
Une amitié impossible n’est ni un roman ni un ouvrage rébarbatif. C’est une galerie de portraits qui donne autant à voir qu’à imaginer. Fille d’un professeur allemand historien du Moyen-Orient qui étudia avec Albert Hourani à Oxford, Sonja Mejher-Atassi est également servie par une étonnante connaissance des langues, y compris de l’arabe. C’est peu dire qu’elle a été bien inspirée de concevoir son enquête à partir d’une rencontre aussi intense qu’inattendue dans un lieu de rendez-vous qui connaît, à l’image de la région, la beauté suivie par l’explosion ; la rencontre suivie par l’exil. Ils incarnent bien plus que leurs seules personnes, ces cinq jeunes gens passionnés et passionnants qui lisaient des poèmes de T.S. Eliott dans le bar de l’hôtel King David à la veille de l’attentat du 22 juillet 1946. Ce soir-là, l’heure de l’insouciance et du libre va et vient des cultures touche à sa fin ; celle de la Nakba est sur le point de sonner.
Lire ce livre à l’heure où Gaza est sous une pluie de bombes, affamée, exsangue, est pour le moins troublant. Tout se passe comme si au lieu de fertiliser le présent, le passé s’acharne à le pourrir… Élias Khoury l’écrivait si justement dans sa préface à l’ouvrage collectif L’Holocauste et la Nakba publié en 2019 : « La catastrophe n’est pas un événement du passé survenu il y a soixante-dix ans, mais un voyage douloureux et continu qui a commencé en 1948 et se poursuit à ce jour ». Ce constat ne donne que plus de prix aux quarts d’heure régulièrement sauvés du naufrage par la jeunesse, l’invention et l’humanité. Et j’allais oublier l’essentiel : par l’amitié.
« An Impossible Friendship : Group Portrait. Jerusalem Before and After 1948 ». Sonja Mejher-Atassi. Columbia University Press. New York. 2024. En vente à Beyrouth chez Antoine.
""La catastrophe n’est pas un événement du passé survenu il y a soixante-dix ans, mais un voyage douloureux et continu qui a commencé en 1948 et se poursuit à ce jour"". Quel lieu commun ! Toutes les guerres ne sont pas un moment de l’histoire ou un événement du passé. La douleur de la guerre ne prend pas fin, (même pour des générations, ou selon mon "amie" de cœur Taylor Swift : "That's the kind of heartbreak time could never mend". Lire "juger Franco ?" est un de ces livres récent qui nous dit que la guerre d’Espagne n’est jamais finie…
14 h 07, le 27 juillet 2024