Vu la lune bleue, le 19 août. Elle était vraiment bleue, vraiment pressée de balayer le crépuscule, déjà haute quand le soleil n’avait même pas fini de glisser dans la mer. Les sommets de la montagne que la lumière dénudait sans crier gare semblaient refluer vers de rares coins d’ombre. Tout à coup, le village s’était emballé. Une frénésie de tout et n’importe quoi s’était brusquement emparée de l’atmosphère. Cris intempestifs montant de la place, musique tonitruante, feux d’artifice, tambours, klaxons, joie primitive déclenchée par cette lune qui flottait sur la nuit, « Mesiku na nebi hlubokem », du miel dans le ciel profond, comme dans la Rusalka de Dvorak.
Ces bruits inconsidérés, peut-être une manière de conjurer cet œil du ciel qui s’ouvre et regarde et débusque. Le son pour couvrir la lumière ? Les pieds s’animent d’eux-mêmes, il faut entrer dans la danse, participer à la chorégraphie sauvage. Il faut boire et crier sur des musiques qui mêlent les sueurs, il faut lever les bras, sauter à contretemps, chanter faux, dégager la vapeur, boire encore et prendre la vague d’amour brut, préhistorique, qui enveloppe la foule compacte, devenue colonie, essaim, murmuration. Mais qu’est-ce qui nous prend ?
On dit que le Liban danse, du moins une partie du Liban, tandis qu’un nouveau gouffre est sur le point de s’ouvrir, l’avaler peut-être. Parmi les inconnus qui vous tiennent la main sur cette dabké où chaque mouvement de jambe frappe le sol comme pour le creuser, il y a des émigrés dont l’avion est prévu à l’aube et qui ont renoncé à partir. Pulsion de mort ou pulsion de vie ? Existe-t-il d’autres pays où l’on vit collectivement comme si l’on devait – collectivement – mourir demain ? Et vraiment, est-ce cela qu’on y ferait, danser jusqu’à l’aube, boire jusqu’au vertige, si l’on devait mourir demain ?
Nous ne sommes pas raisonnables. L’idée de mourir demain devrait plutôt nous mettre à l’ouvrage. Mais plus le danger grandit, moins nous avons d’ardeur à la tâche. Vivre est déjà une réalisation remarquable. Nous sommes tous des survivants et tout se passe comme si, épargnés par miracle après avoir traversé tant et tant de dangers mortels, notre mission se résumait à hurler à la lune des joies factices jusqu’à ce qu’elles soient réelles, nous regarder dans les yeux des autres pour être surs d’exister.
Le Liban est devenu un théâtre sans public – le public est tout entier sur scène. Et si la vie y est belle, c’est qu’on fait semblant de jouer quand l’enjeu nous dépasse. On joue aux milliardaires, aux entrepreneurs à succès, il suffit de tirer sur un cigare en bâton de chaise, polo flottant sur une panse qui dispense de penser, encadré d’une ou deux poupées désespérées, tout juste sorties de l’usine à silicone. Dans le pays aux caisses vides, ou vidées, un ministre assure payer le fuel en « dignité », monnaie inconnue au registre des devises mais qui a le mérite d’être rare. Tout ce qui est rare est cher, dit-on. On se contentera de ce sophisme. À force de vivre dans le bruit, personne n’a entendu celui des tunnels qui se creusent à la dimension d’une ville, peut-être d’un pays. Derrière le bruit, il y a un Liban souterrain comme le sont les Enfers. Au lieu de creuser, il aurait été plus intéressant d’ériger. Mais la lune est bleue. Dansons.
Magnifique texte. Il doit y avoir un petit coin au paradis pour les poètes comme vous.
11 h 47, le 24 août 2024