Argent liquide ? Dans le sac. Médicaments ? Dans la valise. Passeports ? Cartes d’identité ? Tout est prêt. On ne part pas bien loin, pourtant. Mais quand on vit au pays d’On-Ne-Sait-Jamais, tout déplacement à plus de 20 kilomètres de chez soi impose une check-list digne des grands départs. Les Libanais n’en sont même plus à prier pour qu’aucun dérapage ne déclenche une guerre totale. Ils n’attendent pas grand-chose de la reprise des négociations à Doha ; savent que Netanyahu et son gouvernement jouent à travers la guerre leur survie politique. Ils savent que le Hezbollah est à peu près dans la même position, broutant sur les prairies du sud du Liban, brûlées au phosphore israélien, et les corps de centaines de combattants et civils, une légitimité que seule confère la mort brutale, donnée et reçue au profit de son parrain iranien. Les négociateurs du Hamas n’accepteront naturellement pas de conditions autres que l’arrêt de l’agression à leur avantage.
On n’a pas de bunkers, par ici. Si l’on se projette dans la perspective d’un enfer ouvert, on sait que ce sera l’exode interne dans le petit pays montagneux, si toutefois les régions éloignées de Beyrouth, plutôt au nord qu’au sud, peuvent encore représenter un refuge. Là-haut, les feuilles jaunissent déjà sur les branches. Elles seront bientôt tombées, tandis que l’été fulminant se croira encore maître du temps. La capitale sera-t-elle détruite, une fois de plus ? La « chasse aux terroristes » atteindra-t-elle le centre-ville, les zones résidentielles, le front de mer, le port ou l’aéroport, les ponts comme à l’accoutumée ? On a vu faire à Gaza. Rien n’empêche rien. Le silence du monde sera le même, à peine embarrassé, juste pour la forme. Les bombes de deux tonnes ne font pas de différence entre un combattant à moto et un enfant qui tète encore sa mère. Gaza est devenu le pays des adieux définitifs. Chaque jour apporte son lot d’humains réduits en pièces, de parents éplorés, de gamins en souffrance, de cadavres emballés dans des linceuls blancs. À défaut d’aider les Gazaouis à vivre, certains pays donateurs ont cru bon de les aider à mourir, et ces linceuls sont arrivés, ironiquement, avec les « aides » parachutées par tonnes sur une population affamée ou livrées à dos de camions dans un désordre total.
Avons-nous d’autre choix, sinon d’attendre que la fatalité nous tombe dessus sous forme de drones et d’avions de chasse ? Serons-nous, après Gaza, la nouvelle prison à ciel ouvert de la région, coupés du monde, tous nos mouvements entravés ? Resterons-nous entre nous, une fois que ceux qui auront pu partir seront partis ? Y aura-t-il encore une place pour l’amitié, l’empathie, la tendresse, la musique, les inoubliables fous rires du temps de la guerre civile quand, gavés de substances plus ou moins licites ou simplement dopés à l’adrénaline, la vie nous semblait un film absurde et délirant ? Certaines voix s’élèvent déjà pour demander le partage du pays entre ceux qui poussent à la guerre et ceux qui la rejettent. Un aéroport de repli s’impose, certes, mais qui en garantirait la sécurité ? Il sera enfin inconcevable de laisser les Libanais des zones dangereuses, une partie des nôtres, exposés à la sauvagerie des bombardements sans leur offrir la chance d’un abri. Lassitude de tous ces éprouvants recommencements. Des vies entières données aux guerres en tout genre. Mais comment imaginer que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets.
Et maintenant ou nous allons, le film de Labaki
18 h 43, le 15 août 2024