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Partir - LOrientLeSiecle

Naître pour partir : de Beyrouth à Tanger, l'appel du large « pour survivre »

Ils ne partent pas pour les mêmes raisons ni de la même manière. Mais d’un bout à l’autre du sud du bassin méditerranéen, une majorité de jeunes conçoit aujourd’hui son avenir ailleurs. Une culture du départ qui se transmet de génération en génération depuis plus d’un siècle, dont le Liban est un spécimen régional.

Naître pour partir : de Beyrouth à Tanger, l'appel du large « pour survivre »

Un Libanais près du poste frontière d'Arida avec la Syrie, le 23 septembre 2022, alors que des proches attendent l'arrivée des corps des migrants qui se sont noyés dans le naufrage d'un bateau au large des côtes syriennes - l'un des plus meurtriers survenus en Méditerranée orientale. PHOTO AFP / FATHI AL-MASRI

Au café Hafa, à Tanger, la jeunesse marocaine attend. Elle regarde la mer comme d’autres attendent un visa. Le soir, les lumières de la côte espagnole scintillent à l’horizon. De l’autre côté du rivage, une nouvelle vie est possible. On la dit normale. Tous n’y parviendront pas. Certains ne quitteront jamais la terre natale. D’autres mourront dans la traversée. Mais en attendant, « Toutia » – c’est le surnom qu’ils donnent à la mer qui les sépare de l’Europe – leur permet à tous de rêver. Le roman de Tahar ben Jelloun (Partir, 2007) est le récit d’une obsession qui poursuit les individus d’une société. Ceux qui succombent à l’appel du large mais aussi ceux qui restent, ceux qui aident au départ et ceux qui en profitent.

Une histoire inventée mais « plausible », confie l’auteur, inspirée de personnages réels rencontrés en chemin. Comme ce concierge analphabète qui disparaît du jour au lendemain après trente ans de service grâce à un visa pour l’Europe obtenu in extremis. Ou cet homme qui accepte d’être l’amant d’un dandy espagnol, même s’il n’est pas homosexuel, afin de quitter le Maroc. Dans un pays aux perspectives étroites, l’émigration est une affaire sérieuse. « C’est très profond, ce ne sont pas des départs de villégiature, on ne va pas faire un pique-nique, on va pour survivre », confie l’auteur franco-marocain.

Rite de passage

À Beyrouth, Alexandrie ou Tunis aussi on « va pour survivre ». D’un bout à l’autre du sud du bassin méditerranéen, le rêve d’expatriation est ancré au point de se fondre dans la culture locale. Dans la région, une majorité de jeunes dit aujourd’hui vouloir prendre le large – 53 % au Levant, 48 % en Afrique du Nord, selon l’Arab Youth Survey (2023). Tous n’ont pas les mêmes raisons. Certains fuient la mort, d’autres une crise sans fin, des perspectives bouchées ou un manque de liberté – souvent une combinaison de plusieurs facteurs en même temps.

Une vue du café Hafa à Tanger le 20 juillet 2006. Photo Abdelhak Senna/AFP

Mais si « l’instabilité politique et économique contribue à cette décision » depuis plusieurs décennies, la culture du départ « n’est pas seulement une réponse aux crises, elle est ancrée dans le tissu social », précise Jasmin Lilian Diab, directrice de l’Institut des études migratoires à la Lebanese American University. Dans certains cas, la guerre ne fait que confirmer l’inévitabilité du départ, une intuition présente à la naissance qui fait dire à certains qu’ils ont « toujours su »...

Au cœur de cette certitude, un ensemble de croyances qui se transmet de génération en génération. Dans certaines familles, l’émigration fait partie du cours naturel de la vie. Pour les jeunes adultes notamment, partir devient un « rite de passage ». « L’idée se perpétue d’elle-même, chaque génération renforçant la conviction que partir est un gage de réussite », explique Dalia Abdelhady, sociologue à l’université de Lund (Suède).

Dans le domaine, le Liban fait office de spécimen régional. Un pan entier de l’économie repose sur l’injection de capitaux en provenance de l’étranger. En 2023, les fameuses « remittances » ont atteint 30,7 % du PIB national. Tout, de l’enseignement des langues étrangères aux choix universitaires, semble pensé pour préparer au départ, parfois dès le plus jeune âge. La réputation mondiale de la diaspora, portée par quelques figures-stars comme l’homme d’affaires Carlos Ghosn, nourrit la foi dans le modèle. « Les immigrants qui réussissent sont un peu comme les saints dans la mesure où ils sont perçus comme porteurs d’une sorte de « baraka diasporique ». Les gens donnent leur nom à leurs fils et à leurs filles. Voyez combien de Libanais appellent leurs fils Carlos », explique Ghassan Hage, professeur d’anthropologie à l’université de Melbourne.

Mais pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas s’expatrier, rester peut être synonyme d’échec. Ceux qui en font le choix doivent se justifier. « C’est comme si c’était un péché de ne pas partir, poursuit ce dernier. C’est, je pense, ce qui est unique dans les cultures migratoires. Chez eux, partir n’est pas quelque chose que certains pourraient envisager et d’autres non. Il s’agit d’une force centrifuge, morale et sociale, à laquelle même ceux qui n’ont aucune envie de partir doivent résister », poursuit l’universitaire.

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Nouveaux eldorados

Cette injonction au départ puise dans une longue histoire qui débute au crépuscule de l’Empire ottoman. Dans le bassin méditerranéen, les élites arabes circulent d’une ville à l’autre depuis des générations. Mais cette liberté est jusque-là réservée à une poignée de privilégiés.

À compter du milieu du XIXe siècle, la montée des nationalismes et l’émergence de conflits aux quatre coins de l’empire contraignent au départ de nouvelles catégories de la population. Le vivier migratoire puise désormais aussi dans les classes modestes. De nouveaux organismes sont créés. Une « administration de l’asile, avec notamment la création de la commission des réfugiés, explique Kamel Doari, chercheur associé au CNRS, gère l’installation des populations qui viennent du Caucase pour s’installer au Levant ». Mais alors même que cette dernière fait fonction de refuge pour les populations persécutées, elle devient également une terre d’émigration.

À la fin du XIXe siècle, les départs du Mont-Liban et de Syrie en direction des États-Unis, du Canada et de l’Amérique latine sont parmi les premières vagues à produire des communautés diasporiques originaires du Levant. L’attrait pour les nouveaux eldorados se nourrit de ouï-dire – « par exemple que les rues de l’Amérique étaient « pavées d’or » », explique Nelia Hyndman-Rizk, auteure de My Mother’s Table: At Home in the Maronite Diaspora (Cambridge Scholars Publishing, 2011). En 1890 et 1914, plusieurs milliers de personnes quittent annuellement la région. À la veille de la Première Guerre mondiale, un tiers des habitants du Mont-Liban a émigré – une partie d’entre eux reviendra. Mais le mouvement n’est pas propre au monde arabe, « qui s’intègre en réalité dans une vague de mondialisation beaucoup plus large », poursuit Kamel Doari. À la même période, quelque 38 millions d’Européens traversent l’Atlantique à la recherche d’une nouvelle vie aux États-Unis, au Brésil ou en Argentine.

Des émigrés libanais à Nova Friburgo, au Brésil, à la fin du 19e siècle. Photo Wikicommons

À l’intérieur de l’Empire ottoman, plusieurs évolutions facilitent ces mouvements. L’adoption de l’imprimerie, la mise en place de systèmes d’éducation modernes, l’essor de la presse écrite, puis de nouvelles méthodes de communication comme le télégraphe ou la poste favorisent alors la circulation des idées et les échanges avec le pays d’origine. Les liens sont maintenus, des mariages sont arrangés, parfois même des retours définitifs sont envisagés.

L’imaginaire de l’émigration infuse la société en retenant le meilleur et en oubliant le reste. « Il est fort probable que les histoires d’échec soient statistiquement plus nombreuses que les autres, mais les gens s’accrochent aux histoires de réussite », note Ghassan Hage. Les « success-story » se transmettent de famille en famille, inspirent des générations, créent des vocations. Le prestige de cette émigration « entrepreneuriale » vient du succès matériel à l’extérieur, mais aussi et surtout des « retours sur investissement » vers le pays d’origine. À Jérusalem, Abdul Hameed Shoman fonde l’Arab Bank pour « servir les Arabes de Palestine » après son retour des États-Unis en 1930. Au Liban, les capitaux en provenance de la communauté diasporique installée en Australie permettent de financer la construction du premier projet hydroélectrique dans la Qadicha en 1932.

Professionnalisation

Ces mouvements inaugurent l’ère migratoire au Levant. Ils seront suivis par de nombreuses autres vagues. Au fil du XXe siècle, les destinations se multiplient. Les pays d’origine et les raisons au départ également. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les flux vers les anciennes métropoles coloniales deviennent l’une des caractéristiques-clés du mouvement migratoire moderne. Afin de les réguler, la France signe des accords avec le Maroc, la Tunisie, puis l’Algérie. « D’un côté, cela peut être considéré comme une extension coloniale de la migration campagne-ville qui a conduit à la formation du capitalisme national en Europe. De l’autre, cela peut être vu comme une dynamique propre à la société colonisée. C’est souvent les deux », observe Ghassan Hage.

À partir des années 1970, l’essor des économies pétrolières crée également un nouveau pôle d’attraction, cette fois-ci à l’intérieur de la région. Des millions de travailleurs palestiniens, syriens, libanais et égyptiens émigrent vers les pays producteurs du golfe Arabo-Persique à la recherche d’opportunités de travail. Mais ces migrations diffèrent des autres – à la fois moins définitives et plus précaires, elles sont souvent tributaires des aléas de la politique locale. En 1990, quelque 350 000 migrants palestiniens sont ainsi contraints de quitter le Koweït du jour au lendemain après que Yasser Arafat, leader de l’Organisation de libération de la Palestine, a pris le parti de l’envahisseur irakien.

Des ouvriers algériens sur un chantier, dans la région parisienne, en 1973, cinq ans après la signature de l'accord migratoire entre Alger et Paris. Archives AFP

Au fil du siècle, particulièrement au cours des cinquante dernières années, les successions de crises politiques et militaires donnent à l’émigration arabe une nouvelle dimension tragique. Du Liban à la Palestine en passant par l’Irak, la Syrie, ou la Libye, leur rôle a été « décisif dans la formation de la culture migratoire, soit comme facteur direct d’émigration, dans le cas de la Palestine, soit de manière indirecte, par exemple en Égypte, où la guerre de 1973 a renforcé le lien avec l’Arabie saoudite au moment où ce pays exerçait un appel migratoire considérable », explique Philippe Fargues, démographe, chercheur au European University Institute.

Lignes de fracture

Pour nombre d’individus, les nouveaux visages du départ n’ont plus grand-chose à voir avec ceux d’hier. Le renforcement des contrôles aux frontières contribue à déplacer les points de départ et d’arrivée, mais ne change rien au péril. Les migrants se divisent désormais en deux catégories : ceux qui voyagent par le biais de voies légales et ceux qui choisissent la traversée des frontières de manière « irrégulière », parfois au prix de leur vie. Pour eux, la Méditerranée est devenue un cimetière.

Une « infrastructure » de l’émigration permet néanmoins à tous de naviguer les circuits de l’exil. Des réseaux d’entraide aux passeurs en passant par les routes stratégiques, un environnement spécifique accompagne le départ, aiguillonne le choix de la destination, favorise l’adaptation à l’arrivée. Le phénomène des « réseaux transnationaux » n’est pas propre au monde arabe. De l’Inde à la Chine en passant par la Grèce ou la Russie, les cultures migratoires existent un peu partout. Mais les pays du Levant et de l’Afrique du Nord se distinguent par la diversité de ces trajectoires. « Migration permanente, saisonnière, de travail, entrepreneuriale, éducative, réservée aux hommes… S’il existe une spécificité, c’est probablement dans cette variété exceptionnellement riche des mouvements », note Ghassan Hage.

Reste que le départ n’est pas toujours un pari gagnant. L’eldorado occidental, s’il offre par divers aspects un environnement plus stable qu’au Levant ou au Maghreb, peut aussi décevoir. Le marché de l’emploi, l’intégration y sont plus laborieux que dans l’imaginaire des candidats au départ. Alors que la multiplication des crises fait partout grimper les réflexes identitaires, le modèle occidental paraît aussi moins convaincant. Tout comme il existe une production culturelle glorifiant l’appel du large, « il existe un nombre similaire de films, de livres et d’histoires populaires mettant en garde contre les dangers de l’émigration, rappelle Dalia Abdelhady. Impossible de parler d’un aspect, sans rappeler l’autre », poursuit l’universitaire. Plus qu’un flux à sens unique, la culture migratoire devient un ensemble de chassé-croisé évoluant au rythme des crises et des accalmies. Mais en continuant d’exclure toute une partie de la population, ces dynamiques creusent les lignes de fracture à l’intérieur des pays, parfois au sein d’une même communauté ou d’une famille.


Au café Hafa, à Tanger, la jeunesse marocaine attend. Elle regarde la mer comme d’autres attendent un visa. Le soir, les lumières de la côte espagnole scintillent à l’horizon. De l’autre côté du rivage, une nouvelle vie est possible. On la dit normale. Tous n’y parviendront pas. Certains ne quitteront jamais la terre natale. D’autres mourront dans la traversée. Mais en...
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