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Partir - LOrientLeSiecle

L’homme révolté est-il libanais ?

La « soupape » de l’émigration est-elle la solution à tous les maux ? Ou bien au contraire leur cause ? Dans cet éditorial publié dans les pages de « L’Orient », René Aggiouri interroge les vices cachés de ce réflexe très libanais. « Au bout de toutes nos misères – dès leur commencement même –, il y a le port. » Nous sommes le 27 février 1952. Albert Camus vient de sortir son essai phare sur la révolte de l’esprit humain. Mais au Liban, on ne sait pas dire « non », regrette le journaliste, futur rédacteur en chef du quotidien (1962-1970). L’État libanais n’a pas dix ans d’âge, une majorité de ses citoyens préfèrent déjà prendre la tangente. « L’appel du large » est « l’ultime issue ». Extraits.

OLJ / via Alfred Lobel

L’homme révolté tel que vient de le définir Albert Camus dans un remarquable essai de 400 pages, l’homme qui finit par dire « non » – qui fait volte-face –, qui fait face, l’homme qui dit « jusqu’ici oui, à partir de là, non », celui-là n’est pas, en un sens, libanais.

En un sens, et seulement dans l’apparence.

Il a été souvent dit que le Liban peut être pressuré, soumis, écrasé jusqu’à l’infini. Il ploie, il est souple. S’il attend le moment de se redresser, il est, en tout cas, capable d’attendre longtemps...

Y a-t-il une limite à sa patience ?

Mais tout cela n’est vrai qu’en un sens.

C’est qu’au Liban, il y a une soupape – qui n’est pas la soupape parlementaire –, c’est l’émigration.

Au bout de toutes nos misères – dès leur commencement même –, il y a le port.

Et tant qu’on n’aura pas fermé cette porte de sortie, il n’y aura jamais assez de Libanais au Liban pour dire « non ».

69 526 Libanais sont partis durant les cinq dernières années.

Toute l’explication de notre système de gouvernement n’est-elle pas dans ce chiffre ?

Ces 69 526 émigrants représentent 69 526 refus. En cinq ans.

Sur le million et quelque 300 000 Libanais restants, combien y a-t-il encore de refus qui n’attendent pour s’exprimer qu’un visa pour l’Amérique ?

Pour comprendre le régime de profitariat que nous supportons, il faut se dire que l’appel du large apparaît toujours à chaque Libanais comme l’ultime issue. Entre l’arrivisme et le chemin de l’exil, il n’y a plus de place pour la révolte.

Ces départs massifs réguliers d’émigrants excluent toute concentration de misère au Liban et toute préoccupation du devenir libanais.

L’explication est complète si l’on ajoute que la représentation nationale, de laquelle on doit pouvoir en principe espérer un redressement, n’est qu’une représentation d’intérêts à laquelle la masse du peuple ne croit pas. (…)

Tant que la représentation populaire ne concerne qu’un secteur si réduit qu’on peut toujours le satisfaire par quelque faveur, il est inutile de s’embarrasser d’une grande œuvre.

Quand les avocats se mettent en grève, cela ne fait toujours que 800 mécontents, dont 25 à peine monopolisent les plus gros intérêts avec lesquels des accommodements sont possibles. Quant aux pauvres bougres qui attendent leur jugement (à la prison) des Sablons, ils peuvent moisir. Leur nombre ne sera jamais une mutinerie.

En fait d’assurances sociales, le Sérail a la meilleure de toutes : le bon fonctionnement des services consulaires des Amériques, d’AOF (Afrique occidentale française, NDLR) et d’Océanie.

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L’homme révolté tel que vient de le définir Albert Camus dans un remarquable essai de 400 pages, l’homme qui finit par dire « non » – qui fait volte-face –, qui fait face, l’homme qui dit « jusqu’ici oui, à partir de là, non », celui-là n’est pas, en un sens, libanais.

En un sens, et seulement dans l’apparence.

Il a été souvent dit que le Liban peut être pressuré, soumis, écrasé jusqu’à l’infini. Il ploie, il est souple. S’il attend le moment de se redresser, il est, en tout cas, capable d’attendre longtemps...

Y a-t-il une limite à sa patience ?

Mais tout cela n’est vrai qu’en un sens.

C’est qu’au Liban, il y a une soupape – qui n’est pas la soupape parlementaire –, c’est l’émigration.

Au bout de toutes nos misères – dès leur commencement même –, il y a le port.

Et tant qu’on n’aura pas fermé cette porte de sortie, il n’y aura jamais assez de Libanais au Liban pour dire « non ».

69 526 Libanais sont partis durant les cinq dernières années.

Toute l’explication de notre système de gouvernement n’est-elle pas dans ce chiffre ?

Ces 69 526 émigrants représentent 69 526 refus. En cinq ans.

Sur le million et quelque 300 000 Libanais restants, combien y a-t-il encore de refus qui n’attendent pour s’exprimer qu’un visa pour l’Amérique ?

Pour comprendre le régime de profitariat que nous supportons, il faut se dire que l’appel du large apparaît toujours à chaque Libanais comme l’ultime issue. Entre l’arrivisme et le chemin de l’exil, il n’y a plus de place pour la révolte.

Ces départs massifs réguliers d’émigrants excluent toute concentration de misère au Liban et toute préoccupation du devenir libanais.

L’explication est complète si l’on ajoute que la représentation nationale, de laquelle on doit pouvoir en principe espérer un redressement, n’est qu’une représentation d’intérêts à laquelle la masse du peuple ne croit pas. (…)

Tant que la représentation populaire ne concerne qu’un secteur si réduit qu’on peut toujours le satisfaire par quelque faveur, il est inutile de s’embarrasser d’une grande œuvre.

Quand les avocats se mettent en grève, cela ne fait toujours que 800 mécontents, dont 25 à peine monopolisent les plus gros intérêts avec lesquels des accommodements sont possibles. Quant aux pauvres bougres qui attendent leur jugement (à la prison) des Sablons, ils peuvent moisir. Leur nombre ne sera jamais une mutinerie.

En fait d’assurances sociales, le Sérail a la meilleure de toutes : le bon fonctionnement des services consulaires des Amériques, d’AOF (Afrique occidentale française, NDLR) et d’Océanie.


L’homme révolté tel que vient de le définir Albert Camus dans un remarquable essai de 400 pages, l’homme qui finit par dire « non » – qui fait volte-face –, qui fait face, l’homme qui dit « jusqu’ici oui, à partir de là, non », celui-là n’est pas, en un sens, libanais.En un sens, et seulement dans l’apparence.Il a été souvent dit que le Liban peut être pressuré,...
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