Entre ses doigts, elle fait tourner des clefs. Dans un appartement quasiment vide de la banlieue du Caire, Amal a le visage marqué par l’épuisement. Une fatigue surtout psychologique que rien ne semble pouvoir soulager. « Quand j’ai quitté mon domicile de Gaza City, j’avais juste un sac avec quelques habits. J’ai fait une vidéo avant de sortir et j’ai fermé la porte avec ces clefs », se souvient la quinquagénaire. Sa maison a été pulvérisée par une frappe de l’armée israélienne en octobre 2023. Il ne reste plus rien. Tous les souvenirs d’une vie réduits en miettes en quelques secondes. « La porte d’entrée n’existe plus, mais on va retourner un jour à Gaza. Mes enfants ont le droit de vivre dans leur ville, dans leur pays. Ce n’est pas négociable », soutient Amal. Le cliquetis du métal virevoltant dans sa main rythme ses phrases. « Depuis la Nakba de 1948, les Palestiniens gardent leurs clefs. Pour moi, elles sont le symbole de nos droits. Cette terre est la nôtre et nous lui serons toujours loyaux. » Soixante-seize ans plus tard, le drame se répète dans la bande de Gaza : 1,9 million de Gazaouis ont été déplacés à l’intérieur de l’enclave, soit 80 % de la population. Comme Amal, après avoir payé plusieurs milliers de dollars, 100 000 Palestiniens ont réussi à fuir vers l’Égypte depuis le début de la guerre, par le point de passage de Rafah. Le seul accès à l’extérieur qui n’était pas contrôlé par Israël, jusqu’à l’offensive sur la ville frontalière début mai.
« Parfois, mes larmes coulent de manière incontrôlée »
Avec son mari et ses quatre enfants âgés de 16 à 24 ans, la mère de famille a d’abord été déplacée à plusieurs reprises pour fuir les bombes. « C’était horrible, parfois on avait beaucoup de mal à déplacer mon époux qui est en fauteuil roulant. » À l’instar des autres réfugiés gazaouis rencontrés au Caire, Amal dit ne pas recevoir d’aide humanitaire. Chaque jour, elle doit trouver de quoi nourrir les siens et s’occuper des soins de son mari, portant ainsi la famille à bout de bras. Un fardeau auquel s’ajoute l’angoisse permanente d’avoir toujours la plupart de ses proches coincés dans la bande de Gaza. « Je ne peux pas pleurer devant mes enfants. Je dois rester forte pour qu’ils gardent espoir, se confie-t-elle après un certain temps. Parfois, mes larmes coulent de manière incontrôlée lorsque je suis seule, face à mon miroir. »
Alors que l’Égypte est embourbée dans une crise économique sévère, aucune mesure spécifique n’a été prise par les autorités pour accueillir les réfugiés palestiniens affluant depuis le 7 octobre. Au contraire, le président Abdel Fattah el-Sissi a prévenu dès le début de la guerre : son pays n’ouvrira pas sa frontière pour accueillir les Gazaouis, afin de ne pas participer à une nouvelle Nakba. Une crainte surtout de voir le conflit israélo-palestinien s’exporter avec l’installation à long terme de Palestiniens sur son territoire. « Beaucoup de familles ont besoin de produits d’hygiène, de nourriture et de vêtements », assure Jad Massaad, bénévole libanais pour l’ONG allemande Stelp, qui vient en aide aux Gazaouis dans le pays. « Une petite fille m’a demandé de nouvelles lunettes parce qu’elle a perdu les siennes et qu’elle ne voyait pas. Et certains pensent que les Palestiniens qui ont échappé à la guerre se portent mieux… »
L’insouciance perdue des enfants
Ayman a quitté la bande de Gaza avec sa femme Sahar, enceinte, et ses enfants le 26 avril dernier en quête de sécurité. « Ce sac à dos, c’est la seule chose que ma fille Joury a pu sauver, explique le Gazaoui en tirant un cartable d’école rose coincé derrière une chaise, dans un appartement en banlieue du Caire. Regardez, il y a encore l’étiquette qu’ils ont collée au passage de Rafah quand on est sortis. » Dès octobre 2023, la maison de famille a été détruite par une frappe aérienne de l’armée israélienne. « Joury se souvient aujourd’hui de tout ce qu’elle avait dans sa chambre. Le nombre de robes, de bijoux… Je lui ai promis de tout lui racheter un jour », assure Ayman. Elle et son frère Jamal ont perdu tout ce qui constituait leur vie d’enfants.
Dans la mégalopole égyptienne, ils ne peuvent pas aller à l’école.
Depuis le mois de juin, la famille est en outre en situation illégale. Les visas provisoires accordés par les autorités égyptiennes ont expiré et n’ont pas été renouvelés. À 7 et 11 ans, Joury et Jamal passent des heures sur leurs téléphones dans leur chambre, connectés aux réseaux sociaux. Depuis leur arrivée au Caire, leurs journées sont rythmées par la monotonie. Un ennui que leur père a du mal à briser, mais que les pleurs de Ward viennent parfois rompre. Tétine dans la bouche, le nouveau-né dort profondément sur un lit, l’air paisible. « Cet enfant a une histoire incroyable déjà, mais grâce à Dieu il est là, en vie, soupire Ayman, reconnaissant. Sa mère a vécu une grossesse très stressante. Elle a survécu sous des tentes, sans nourriture parfois et en se déplaçant sans cesse… Tout cela, bien sûr, a affecté le bébé. » À la naissance, le cœur du nourrisson battait trop fort, le contraignant à rester sous surveillance plusieurs jours durant. « Si on était resté à Gaza, il ne serait peut-être pas là », souffle son père. Ayman a dû payer près de 1 000 dollars pour que son nouveau-né soit pris en charge dans une clinique privée, alors qu’il était en situation irrégulière.
Soudain, Ward se réveille. Ses pleurs font immédiatement paniquer Sahar, qui se précipite pour le prendre dans ses bras. « Je veux juste vivre dans un pays où mes enfants pourront aller à l’école et être soignés », glisse la Palestinienne. Ayman le sait : ce pays ne pourra pas être l’Égypte. C’est vers l’Europe qu’il espère pouvoir partir avec sa famille. Mais vers quel pays ? Pour le moment, aucun État de l’Union européenne n’a prévu de politique d’accueil spécifique pour les Gazaouis.
Le traumatisme de la guerre toujours présent
Mais même l’exil ne pourra faire oublier. « Ces réfugiés de Gaza sont marqués à jamais. Et ce traumatisme-là, aucun boycott, aucune décision des tribunaux internationaux ne pourra l’effacer », lâche le bénévole Jad Massaad. Le fracas des bombes, des avions de chasse, les cris de terreur des enfants… Tout cela hante la vie d’Aya, 23 ans. Depuis son arrivée au Caire en mai dernier, elle n’est quasiment pas sortie de l’appartement où elle vit. Elle passe ses journées à fumer le narguilé. Le 6 octobre 2023, elle s’est fiancée à l’homme qu’elle aime. « Le lendemain, j’ai tout perdu », explique la jeune femme. Le couple voulait organiser une immense cérémonie à Gaza pour célébrer leur union et leur amour. Son fiancé a réussi à la rejoindre en Égypte, mais la fête n’aura pas lieu. De l’enclave, Aya a sorti « Mich Mich », au pelage blanc. Dans un coin du salon, le chat qui a vécu huit mois de guerre, de bombardements et de déplacements forcés tente de trouver une place pour se reposer. Il semble perdu. C’est caché dans un sac qu’elle a réussi à le sortir de Gaza. « Je ne pouvais pas l’abandonner. Il fait partie de moi, plaide la jeune femme. Lui et moi on n’oubliera jamais ce qu’on a vécu. » En Égypte, aucun soutien psychologique pour qu’Aya parle de ce vécu. Chaque jour qui passe, cette blessure invisible s’ancre un peu plus en elle.