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Partir. Revenir. Partir. L’aéroport de Beyrouth, symbole des tourments du Liban

Depuis sa naissance, l’AIB a incarné la culture d’émigration d’une nation, tout autant que ses heures de gloire et sa descente aux enfers.

Partir. Revenir. Partir. L’aéroport de Beyrouth, symbole des tourments du Liban

L'aéroport international de Beyrouth, dans la nuit, dans les années 60. Photo : Conseil national du tourisme libanais. Collection Georges Boustany.

Et s’il pouvait parler, que dirait-il ? Sa fringante jeunesse dans les années 1950 ou sa dépression trente ans plus tard ? Les retours d’après-guerre ou les départs d’après-crise ? Aujourd’hui, ses articulations sont douloureuses : ses escalators fonctionnent mal ; ses teintes sont mornes ; ses files toujours plus longues. L’Aéroport international de Beyrouth (AIB) se sait à bout de souffle. On le lui répète tout le temps. Et pourtant, il est incontournable. Seul point d’entrée et de sortie du pays, tous les Liban se croisent et se toisent entre ses murs décrépis. En ce mois d’août anxiogène, son hall de départ grouille de monde. « Je ne l’aime pas. Tout ce qu’il m’évoque, c’est la séparation… » souffle Katie, originaire de la Békaa, après avoir accompagné sa sœur, terrifiée à l’idée d’un possible embrasement régional et repartie en trombe pour Sydney. Entre la crise économique et la dégradation sécuritaire, l’AIB est presque à l’image du pays : sous perfusion. Loin des aventures palpitantes de son enfance et de son adolescence.

À l’Aéroport international de Beyrouth, les proches accueillent la diaspora libanaise. Photo João Sousa

6 juin 1939. C’est à Bir Hassan que voit le jour le premier aérodrome de Beyrouth. Le Liban n’est pas encore indépendant et le projet est célébré en grande pompe devant mille personnes. La Lufthansa, la Palestine Airways et d’autres compagnies de renom le desservent déjà. Beyrouth constitue même l’une des principales escales de la ligne Indochine d’Air France. Pour les autorités françaises, elle est alors la « capitale du Levant » et fait presque office de « bastion du mandat », souligne l’historienne Carla Eddé. Une « zone de confort », où l’on parle un « bon français ». Puis, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’aéroport est une base militaire qui sera tenue par les alliés.

Après l’indépendance, le président Camille Chamoun (1952-1958) engage le Liban sur la voie de la modernisation. La capitale poursuit son expansion et l’aérodrome de Bir Hassan « devient encombrant de par sa proximité à la ville », explique l’historien Charles Hayek. Surtout, il semble trop modeste pour le Liban en gestation, celui qu’a théorisé Michel Chiha et que l’aéroport doit, d’une certaine manière, incarner : « L’axe d’une hélice à trois branches : l’Afrique, l’Asie et l’Europe. » « L’aéroport de Bir Hassan est devenu obsolète et ne correspondait pas à la logique économique libérale de l’époque, avance Carla Eddé. Pour reprendre les termes de l’historien Samir Kassir, il fallait une infrastructure qui aille avec les trois B : Beyrouth, bordels, banques. »

Destination touristique

Inauguré à Khaldé le 23 avril 1954, le nouvel aéroport est l’un des premiers investissements de l’État balbutiant et se distingue par une architecture avant-gardiste. Très vite, il s’impose comme la plateforme numéro un du trafic aérien dans la région, malgré quelques tentatives syriennes visant à dissuader les entreprises étrangères de le desservir. Avec la Middle East Airlines – qui absorbe Air Liban en 1963 –, ils deviennent ensemble un symbole de la réussite libanaise.

L'intérieur de l'aéroport international de Beyrouth, en 1969. Photo wikicommons

Tout au long des années 1950 et 1960, doté d’une économie prospère et dynamique, le Liban peut se targuer d’être le pays le plus stable du monde arabe et fait le relais entre le Golfe, l’Inde, l’Iran, l’Europe et les États-Unis. Beyrouth est une ville touristique de rang mondial. Un hub régional qui accueille entrepreneurs arabes ou hommes d’affaires occidentaux en escale. « Les gens aimaient passer par là, même pour un arrêt de deux jours, afin de profiter de la dolce vita », note Carla Eddé.

Mais vers la fin des années 1960, un vent mauvais souffle sur le pays et le conflit israélo-arabe s’invite dans les airs. Le 28 décembre 1968, l’État hébreu entreprend une opération spectaculaire en réponse au détournement d’un avion israélien à Athènes par le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), basé à Beyrouth, quelques jours auparavant. Des commandos israéliens prennent d’assaut la piste ouest, procèdent à des évacuations forcées et réduisent en lambeaux 13 appareils de la Middle East Airlines. Sept ans plus tard, la descente aux enfers du Liban débute officiellement et l’aéroport devient tout à la fois le symbole de la mainmise milicienne sur le pays, des haines confessionnelles, des départs forcés et des retours inquiets. Durant quinze ans, les Libanais vivent au rythme de ses fermetures et de ses réouvertures.

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« Lorsque la guerre a commencé, nous avons quitté le pays par Damas car l’aéroport était fermé », se souvient l’historien de l’art, artiste contemporain et directeur de l’école des arts visuels de l’Alba Gregory Buchakjian, âgé de 5 ans à l’époque. « En revanche, lorsque nous sommes rentrés à la fin de l’année 1976, c’était dans un avion MEA, et nous avons atterri à l’aéroport de Beyrouth », poursuit-il.

Né en 1971, Gregory Buchakjian développe une passion précoce pour les avions et se remémore l’époque où son père l’emmenait souvent les dimanches sur le balcon de l’aéroport contempler les oiseaux de fer s’emparer du ciel. Une activité partagée alors par de nombreuses familles libanaises. « C’est le premier souvenir que j’ai du lieu », raconte-t-il. Mais bientôt, de tristes réminiscences viendront compléter ces fragments d’insouciance. « Un jour, on a eu une altercation avec des miliciens, des forces de gauche ou des forces palestiniennes, je ne sais plus, confie le quinquagénaire. Mon père pensait encore vivre dans un pays où tout fonctionne. Certes, la guerre était là, mais la ville n’était pas encore détruite. Je me souviens de lui en train de les engueuler et de leur demander réparation ! Personne n’osera faire une chose pareille les années suivantes ! »

Au rythme de la guerre

L’aéroport ne peut pas parler. Mais au cours de ces longues années de guerre, il est resté aux aguets. Silencieux, il a pourtant tout vu et tout entendu. Il a subi les attaques des milices de tous bords ; il a été accusé d’être aux mains des groupes armés palestiniens et de leurs alliés ou d’abriter dans son secteur des casernes américaines. En juin 1982, durant le siège israélien de Beyrouth, il est pilonné par l’État hébreu qui détruit six appareils de la MEA. Durant 115 jours, le site doit fermer ses portes. Mais sa réouverture quelques mois après est perçue comme un véritable événement. Le président Amine Gemayel fait le déplacement. « Il est arrivé le jour où nos couleurs sillonneront à nouveau les cieux, prouvant encore une fois au monde que nous sommes bel et bien vivants », s’enthousiasme Marie-Thérèse Arbid dans le numéro de L’OLJ daté du 1er octobre 1982. Dans le premier vol en provenance de Larnaca, l’annonce par le pilote de l’atterrissage prochain à Beyrouth est accueillie par un tonnerre d’applaudissements. Mais l’espoir ne dure pas longtemps.

Réouverture de l’Aéroport international de Beyrouth en présence du président Amine Gemayel, le 30 septembre 1982. Archives L’OLJ

Un an plus tard, un attentat réduit le quartier général de l’armée US, installé non loin de l’aéroport, à un monticule de gravats. L’explosion est revendiquée par l’organisation du « Jihad islamique », prête-nom du Hezbollah, dans un contexte marqué par la guerre Iran-Irak et l’appui apporté par plusieurs pays occidentaux à Saddam Hussein, ennemi juré de Téhéran. L’AIB a même été témoin du plus long détournement de vol de l’histoire, lorsque le 14 juin 1985, le chemin du Boeing 727 de TWA est dévié vers Beyrouth par des miliciens chiites après son décollage d’Athènes en direction de Rome.

Dans un Liban à feu et à sang, les appartenances confessionnelles façonnent en partie les liens que tissent les habitants avec l’AIB. Tandis que la capitale est coupée en deux, beaucoup de chrétiens rechignent ou craignent de franchir la ligne de démarcation pour rejoindre le site. « Pour moi, c’est le port de Jounieh qui symbolise les départs durant la guerre, et non l’AIB. Nous ne passions pas par là », confie Claude, la soixantaine. « C’est une époque durant laquelle, dans les milieux chrétiens, on évoque la possibilité d’un aéroport civil (aménagé sur un bout d’autoroute) à Halate et on se met à organiser des liaisons maritimes entre Jounieh et Larnaca », explique pour sa part l’écrivain Georges Boustany. « Tout le débat tourne alors autour d’une idée : l’aéroport se trouve dans les régions musulmanes. Il nous en faut un dans les régions chrétiennes. » Signe de cette humeur, les Forces libanaises bombardent en janvier 1987 l’aéroport pour le mettre hors d’état de fonctionner et contraindre ainsi les partenaires internationaux à transformer l’aérodrome militaire de Halate et l’ouvrir aux vols civils.

Dans le tumulte de la guerre, l’aéroport jadis porteur d’un espoir d’unité devient le contraire de ce qu’il devait incarner. Mais la MEA, seul transporteur à desservir Beyrouth au mitan des années 1980, ne prend pas parti et reste l’un des derniers bastions de pluralisme et de mixité. Quand les temps sont durs et qu’il est trop risqué de rentrer chez soi, des dortoirs sont mis en place pour les employés qui vivent à l’Est. Pour s’en sortir, la société loue ses avions et son personnel auprès d’autres transporteurs internationaux ou exploite des vols charters, parfois à partir de bases alternatives telles que Chypre. Le Times de Londres décrira la compagnie comme « sans doute la plus résiliente au monde » pour sa capacité à persévérer dans des situations difficiles.

Reprise du trafic aérien à l’Aéroport international de Beyrouth, le 23 août 1985. Archives L’OLJ

Mais le hub d’autrefois n’existe plus. Et alors que le nombre de passagers s’élevait à environ 750 000 au début des années soixante, avant d’atteindre un pic de 2 750 000 en 1974, il n’est plus que de 230 000 en 1989. Dans un pays dont presque 40 % de la population a fui, l’aéroport devient synonyme d’émigration. Et son délabrement la métaphore du pourrissement d’un monde autrefois joyeux et insouciant, désormais troué comme un immeuble criblé de balles. « Vers la fin de la guerre, lorsque Michel Aoun et Samir Geagea s’affrontaient, j’ai emprunté l’aéroport une fois. Il était dans un de ces états… Le vol décollait la nuit mais les pistes étaient plongées dans l’obscurité. Et pour embarquer dans l’avion, il n’y avait même pas de passerelle », se souvient Gregory Buchakjian.

Table rase

Et puis un jour, les canons se sont tus. Le temps de la reconstruction est venu. Et les rêves de grandeur des années Hariri entament leur épopée à l’aéroport. Il faut alors remettre sur pied, agrandir et moderniser. Fin 1998, la première phase des travaux s’achève et un terminal flambant neuf voit le jour. Quelques voix critiques dénoncent alors l’aménagement urbain qui entoure l’avènement du nouveau site, comme s’il s’agissait d’isoler les quartiers populaires de la banlieue sud du reste de la capitale. Une voie reliant le centre-ville à l’aéroport est développée dès cette année et permet de traverser le fief du Hezbollah « sans s’y attarder visuellement », ainsi que l’écrit Mona Harb dans un article publié en 2006.

Quatre ans plus tard, c’est au tour de l’aile ouest d’être inaugurée. Une nouvelle piste de 3 800 mètres de long et 60 mètres de large est bâtie, grignotant sur la mer pour accueillir les gros porteurs. Puis, en juin 2005, un terminal d’aviation générale à l’angle nord-ouest de l’infrastructure est ouvert. Il se distingue par sa porte d’entrée étincelante, symbole d’une promesse de renouveau. « Comme la reconstruction de Beyrouth, celle de l’aéroport est sous-tendue par l’idée qu’il fallait à tout prix oublier la guerre et effacer ce qui faisait allusion à ces années de conflit », indique Charles Hayek.

Les optimistes sont toutefois rapidement rattrapés par les démons d’un pays hanté par un passé trop présent. Avant même l’inauguration du terminal d’aviation générale, l’ancien Premier ministre Rafic Hariri est assassiné le 14 février 2005 dans la capitale, dans une explosion très largement imputée au régime syrien et au Hezbollah. L’aéroport devait faire table rase du monde d’hier. Il finit par porter les stigmates de son temps : le 22 juin 2005, il est rebaptisé Aéroport international Rafic Hariri de Beyrouth.

Incendie après le raid israélien à l’Aéroport international de Beyrouth, le 13 juillet 2006. Photo Sami Ayad/Archives L’OLJ

Le pays ne peut se dérober ni à ses voisins ni à lui-même. Et l’aéroport en fait de nouveau les frais le 13 juillet 2006, lorsque des avions militaires israéliens frappent le site et le mettent hors service. Les mots, les motifs… tout ou presque est familier. Ehud Olmert, le Premier ministre israélien, déclare qu’il est utilisé pour acheminer des armes de l’Iran vers le Hezbollah. Pendant plus d’un mois, l’infrastructure sera condamnée.

Retour vers le passé

Depuis la guerre civile jusqu’à aujourd’hui, les péripéties traversées par l’aéroport ont donné lieu à une question lancinante : pourquoi n’y en a-t-il qu’un seul au Liban ? En 1998, l’unique terminal avait été construit pour accueillir six millions de passagers par an, un seuil dépassé depuis 2013. Les autorités ont alors lancé en 2018 des projets d’agrandissement dans le but d’ouvrir un second terminal – prévu en 2027 – pour les vols charters et low cost. Mais en mars 2023, plusieurs ONG ont dénoncé le manque de transparence dans l’attribution du contrat d’extension ainsi que les « abus (...) qui ouvrent la porte à la corruption et au népotisme et permettent l’utilisation illégale de fonds publics ». L’aéroport suscite d’autant plus d’inquiétudes que nombre d’opposants au Hezbollah estiment que le parti y exerce sa mainmise. Et certains le soupçonnent de posséder un dépôt d’armes dans les environs.

« Lors de la reconstruction, Rafic Hariri avait une vision ultra-centralisée du pays et nourrissait l’ambition de faire de Beyrouth un hub régional. Les autres aéroports ont été négligés par manque de planification et de savoir-faire économique », avance Albert Kostanian, journaliste et expert économique, qui explique également ce monopole géographique par des raisons politiques. « C’est un point de contrôle essentiel. Durant l’occupation syrienne, le régime avait la volonté de tout centraliser car il est évidemment beaucoup plus facile de contrôler un accès que plusieurs, notamment dans des régions qui seraient soumises à des influences autres », poursuit-il. « Cette mainmise sécuritaire est aujourd’hui perpétuée par le Hezbollah », ajoute-t-il. Alors que le spectre d’une guerre « totale » guette le Liban, la question de réhabiliter ou non l’aéroport de Qleïaat, situé dans le Akkar et utilisé par l’armée, revient sur le devant de la scène.

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Symbole d’un pays où l’on naît pour partir, dont la diaspora est trois fois supérieure à la population, et d’un imaginaire collectif façonné par les success stories des émigrés, l’aéroport fait souvent la une de l’actualité. On y projette tantôt des histoires romancées d’adieux déchirants et de retrouvailles bouleversantes, tantôt des angoisses politiques nourries par la corruption et les luttes de pouvoir qui y règnent. Le tout dans une ambiance schizophrène, entre publicités pour des complexes balnéaires ultra-selects et comptoirs de la Sûreté générale désespérément vides, faute d’employés.

A l'intérieur de l'aéroport international de Beyrouth, au Duty Free. Photo Mohammad Yassine/L'OLJ

Sur la route qui mène aux halls de l’AIB, un panneau imposant porte une formule affectueuse, typiquement libanaise, à destination de ceux qui subissent le départ de leurs proches, aujourd’hui à cause du spectre de la guerre, hier à cause de l’explosion du port de Beyrouth ou de la crise économique : « Mitl ma waddaato tla’o (puissiez-vous retrouver ceux qui viennent de partir). »


Sources :

Histoire de Beyrouth de Samir Kassir, publié en 2003

Mona Harb « La Dâhiye de Beyrouth : parcours d’une stigmatisation urbaine, consolidation d’un territoire politique ».

Les mots de la stigmatisation urbaine, édité par Jean-Charles Depaule, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006


Et s’il pouvait parler, que dirait-il ? Sa fringante jeunesse dans les années 1950 ou sa dépression trente ans plus tard ? Les retours d’après-guerre ou les départs d’après-crise ? Aujourd’hui, ses articulations sont douloureuses : ses escalators fonctionnent mal ; ses teintes sont mornes ; ses files toujours plus longues. L’Aéroport international de Beyrouth (AIB) se sait à...
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