Sur un garde-fou du « Ring », qui relie l’est et l’ouest de Beyrouth, on pouvait lire, jusqu’au début des années 2000, ce graffiti anonyme et désabusé : « Mourir, partir, revenir, c’est le jeu des hirondelles. » On n’aurait pas dû l’effacer, ce mémo, mais qu’importe, ce jeu des hirondelles n’a jamais eu de fin. Au Liban, on pourrait vous écrire des volumes entiers sur le thème du partir, qui chez nous se dit « quitter », ce qui est autrement radical. La seule similitude entre nous et ces oiseaux migrateurs est que leur retour annonce la fin de l’hiver, et le nôtre la fin d’une énième guerre. Guerres et crises sont nos saisons.
La statue de l’Émigré, face au port, rend hommage aux Libanais partis au lendemain de la famine de 1916.
Près de 60 ans plus tard, l’été 1975, une nouvelle vague de départs était provoquée par l’évidence que le conflit amorcé en avril ne serait pas résolu de sitôt. Il fallait mettre les familles à l’abri, les enfants à l’école et trouver du travail avant que les économies ne fondent. Les rackets aux barrages volants des fedayine sur la route de l’aéroport étaient courants. Souvent on y cédait toutes ses possessions, sous la menace de se voir confisquer son passeport ou se faire enlever.
À la veille des grandes vacances, cette année-là, on avait échangé des souvenirs entre camarades avec le sentiment très lourd qu’on ne se reverrait plus, ou pas avant longtemps. Chacun annonçait sa prochaine destination : Paris, Genève, Londres, les États-Unis, le Canada… d’autres iraient dans le Golfe encore balbutiant, dans des pays d’Afrique ou vers des lieux improbables où ils avaient de la famille. Ceux qui restaient savaient que leur lot serait le danger et la peur, ou le repli en montagne avec des cours polycopiés. Ceux qui partaient avaient le cœur serré malgré l’excitation du voyage, arrachés qu’ils étaient à une enfance heureuse.
Plus tard, d’autres qui n’avaient pourtant pas de projet d’expatriation sont partis à leur tour, tandis que des émigrés de la première heure décidaient de revenir. Ces oublieux étaient à nouveau piégés par un rebondissement toujours plus grave de l’interminable guerre. Dans les pages des journaux, il était courant de trouver des réclames du genre : « Le Dr X annonce à ses aimables patients la réouverture de sa clinique » à telle adresse, avec tel numéro de téléphone. Le docteur était de retour ! De nouveaux diplômés faisaient aussi publier dans nos pages « Carnet » les détails de leur soutenance de thèse à l’étranger, toujours couronnée par la mention « Très honorable » et les « félicitations du jury ». Comme une manière d’offrir ce succès à leur communauté et se faire pardonner leur « désertion » en la rendant fière.
Nous avons couvert des départs tragiques, l’aéroport tant de fois fermé au nez des voyageurs ou longtemps inaccessible sinon par des routes labourées, et les embarcations en partance de Jounieh vers Chypre, de nuit, visées par des bombardements de factions diverses, notamment l’armée syrienne. Et puis les évacuations lors de la guerre israélienne de l’été 2006, les départs écœurés au lendemain de l’explosion du 4 août 2020, et maintenant. Maintenant quoi ? Au jeu des hirondelles, renonçant à une part de nous-mêmes à l’aller comme au retour, nous ne saurons jamais gagner.
Diront est avec un T et non un S. Soignez votre grammaire!
14 h 20, le 20 août 2024