
Photo d'archives Maria Chakhtoura
Un Libanais n’est hélas guère dépaysé en foulant le sol chypriote : il n’entend pas seulement parler avec les émigrés de son pays, mais voit aussi des gens de tous âges et de toutes conditions, transistor à l’oreille, suivant de (très) près ce qui se passe à quelques centaines de kilomètres à vol d’oiseau, c’est-à-dire chez eux, dans leur ville, leur village ou même leur hameau. Triste tableau.
Mais combien sont-ils, aujourd’hui, dans cette île si proche ? Entre six et sept mille, selon des chiffres officiels. La moitié attend que se décante la situation. Quant à l’autre moitié, elle a opté pour l’exil. Pour celle-ci, le Liban n’est plus viable et c’est en France, en Australie, aux États-Unis qu’elle recommencera à zéro, avec une immense amertume au cœur. Ce n’est pas facile, mais pas facile du tout de renoncer à tout jamais à sa terre, même si l’on sait qu’un jour peut-être on pourra à nouveau la voir, la sentir pour quelques jours peut-être, car on revient toujours à la source...
Phénomène nouveau : ce ne sont pas seulement les nantis qui ont fait le voyage mais aussi, si ce n’est surtout, ceux que la peur et la peur seule a obligés à vendre, à hypothéquer un lopin de terre, une maison ou n’importe quoi de précieux. Comment vivent-ils ?
Dans la note
Non, ils ne sont pas insouciants. Non, ils n’agissent pas comme si de rien n’était. Et si certains arrivent à vivre avec une relative aisance, chez tous c’est la même lassitude. Ils se rendent visite, se rencontrent souvent pour échanger les nouvelles et l’on ne peut omettre de souligner l’hospitalité des Chypriotes qui leur ont ouvert les bras et le cœur, leur facilitant tout genre de formalités, sur le plan personnel ou officiel. Comme chacun sait, Chypre a conservé des habitudes britanniques, mais les Libanais ne détonnent pas, ils se sont mis au diapason. À tel point qu’il y a même eu des mariages placés non pas sous le signe de l’intérêt, mais d’une profonde communication et de la découverte d’un mode de vie tout à fait nouveau. Tout cela n’empêche pas qu’il existe de grands problèmes à résoudre.
La progéniture
Ceux qui sont en transit, donc, sont là à titre provisoire.
Mais ceux qui attendent ? Que font-ils tout d’abord de leurs enfants ? L’année scolaire est en effet bien amorcée. Il y a chez quelques irréductibles un espoir de rentrer bientôt, ces quelques jours et donc, croient-ils, de revenir à la vie normale avec tout ce que cela comporte. Pour les moins optimistes, les décisions ont été prises. Ils ont inscrit leurs enfants dans les écoles de l’île, et les directions des différents établissements ont été des plus compréhensives malgré tout ce que cela comporte comme difficultés au point de vue retard dans le programme, comme aussi dans le système et la langue.
L’ambassade, un havre
Mais... mais... mais... Il y a les Libanais qui n’ont pas les moyens d’envoyer leurs enfants à l’école. C’est l’ambassadeur du Liban à Chypre, M. Mounir Takieddine, un homme des plus discrets et des plus efficaces, qui a pris en charge les enfants de ceux qui s’adressent à l’ambassade. Que fait-il ? M. Takieddine a pu caser une soixantaine d’enfants chez les sœurs de Saint-Joseph à Limassol où certains sont pensionnaires. Mieux encore, il a fait venir du Liban des professeurs d’arabe et de mathématiques. Et il semble que cela ait ravi les bonnes religieuses. Et, très bientôt, un très important établissement scolaire de Limassol, appartenant à la communauté maronite du pays, aura une section baptisée « Liban » qui recevra tous nos jeunes compatriotes, sans distinction de confession ou de classe sociale. « Mais, précise l’ambassadeur, avec cette nouvelle lueur d’espoir que nous avons au Liban, j’espère que nous n’aurons jamais besoin de cette section. » Et le ton est d’autant plus convaincant que tout le monde sait dans l’île qu’il essaie, par tous les moyens, d’empêcher les jeunes et les moins jeunes d’émigrer.
Une fois par semaine, il rend visite à nombre de Libanais éparpillés dans les différents hôtels de Chypre prêchant la bonne parole, c’est-à-dire la patience, et donnant des nouvelles fraîchement reçues. C’est à son initiative et avec la collaboration du CNT qu’a été loué un hôtel tout entier, situé dans la banlieue de Nicosie, qui a été réservé aux Libanais qui payent moins que la moitié du tarif par rapport aux autres hôtels de la même catégorie.
Photo d'archives Maria Chakhtoura
Côté chypriote
Si les Libanais se débrouillent tant bien que mal à Chypre, qu’en est-il des autochtones vis-à-vis d’eux ?
Certes, il est bien connu que le malheur des uns profite aux autres, mais ce « bonheur », en l’occurrence, est discret. Les loyers des appartements ont doublé, la location des meubles aussi. Quant au bakchich, inconnu dans l’île jusque-là, il a fait son apparition – sur une petite échelle – et cause les « dégâts » que l’on sait. Les nouveaux réfugiés ne transportent pas que leurs misères, mais leurs mauvaises habitudes, aussi. Les bureaux de taxis en connaissent quelque chose et les chauffeurs serviables et à la faconde toute méditerranéenne appellent par leurs prénoms les clients de leur quartier.
Cela, c’est pour la petite histoire...
Mais nous ne pouvons pas terminer ce premier papier sur les « Libanais à Chypre » sans saluer la Police de l’émigration qui œuvre 24h/24, efficace et rapide. À cause de l’afflux des Libanais, ces personnes ne doivent pas souvent voir leur famille. Dès qu’un Libanais débarque dans l’île, il est aussitôt pris en charge sans même s’en rendre compte. Et s’il omet de signer un papier ou de faire renouveler son permis de séjour, il est rappelé à l’ordre fermement mais le plus poliment du monde.
Mais que c’est douloureux quand même de voir les siens « ailleurs », surtout quand ils ont quitté dans la détresse. Qu’il est triste l’exil.