Un voile de tristesse devant les yeux, une rage contenue dans la voix, des cicatrices recouvrant ses deux bras : Mireille Khoury, toute de noir vêtue, s’épanche dans un café beyrouthin ce 28 juillet et, soudain, le cours du temps se brise. Écouter la mère d’Élias, tué par la double explosion du port de Beyrouth à l’âge de 15 ans, c’est être ramené quatre ans en arrière, là où, pour elle, tout s’est arrêté à jamais. « Moi, je suis déjà morte. En tuant mon fils, ils ont tué toute notre famille. De quel droit volent-ils nos vies de cette façon et poursuivent-ils la leur normalement, sans être tenus responsables ? » dit-elle à l’adresse des dirigeants politiques et sécuritaires libanais qui étaient informés de la présence des 2 750 tonnes de nitrates d’ammonium entreposées dans le hangar n° 12 du port à l’origine du drame, selon diverses enquêtes.
Pour Mireille, il y a un avant, mais pas d’après. Ce 4 août 2020 à 18h07, le cataclysme a tué 235 personnes, blessé 7 000 autres, détruit 77 000 bâtiments et rendu 300 000 personnes sans-abri. L’idée que, quatre ans plus tard, personne n’ait eu à rendre de compte lui est insupportable. « Il n’y a pas eu de justice après la guerre, ni après « le casse du siècle » ayant fait perdre aux Libanais leurs économies. Mais que nos dirigeants soient responsables de la mort de nos enfants et de la destruction de la capitale en temps de paix, c’est au-delà de tout », dit-elle, avant de mettre en garde : « Si le peuple libanais laisse passer ça, le pays tel qu’on l’a connu n’existera plus. Sans justice, le Liban mourra avec les morts du 4-Août. »
Disant se battre pour tous les Libanais, elle espère les voir nombreux ce dimanche pour commémorer quatre ans de deuil et dénoncer autant d’années d’impunité. Mais combien seront-ils à se rassembler sous la statue de l’Émigré, tandis que la menace d’une déflagration régionale risquant de nouveau de détruire Beyrouth n’a jamais été si prégnante depuis le début de la guerre à Gaza le 7 octobre ? Combien se recueilleront sur ce drame passé quand chaque jour apporte son nouveau lot de morts ?
Une quantité de nitrate suffisante à rayer Beyrouth
Pourtant, difficile de lui donner tort : à mesure que les dirigeants incriminés ont tout fait pour éviter les poursuites judiciaires après l’une des pires explosions non nucléaires de l’histoire, le pays du Cèdre n’a eu de cesse de poursuivre sa fuite en avant vers l’abîme. Car si le flou demeure sur la cause de la détonation, la présence dans le port depuis 2013 d’une quantité de nitrate suffisante à rayer Beyrouth de la carte a été signalée plusieurs fois aux responsables du pays par des lanceurs d’alerte, certains au prix de leur vie. Suffisant selon l’une des avocates des familles, Cécile Roukoz, dont le frère Joseph est mort le 4 août 2020, pour qu’ils soient inculpés pour homicide volontaire. Or « le bilan du Liban pour masquer la vérité et empêcher la responsabilité des criminels est abyssal », livre Aya Majzoub, directrice du bureau Moyen-Orient d’Amnesty International le 17 juillet à Station. Elle intervient lors de la conférence « Justice pour le Liban : le pouvoir judiciaire libanais mal utilisé et mal orienté », organisée par l’ONG Umam à l’occasion de l’anniversaire de son fondateur Lokman Slim, assassiné le 4 février 2021, trois semaines après avoir qualifié la déflagration de « crime de guerre » dont il rendait responsable la Russie, la Syrie et le Hezbollah.
Dès le début, la classe politico-sécuritaire, elle, évoque une malheureuse suite de négligences, tout en imposant à l’appareil judiciaire un surplace mortifère : « Entravée dès les premiers jours, l’enquête judiciaire stagne depuis décembre 2021 en raison de plus d’une vingtaine de recours en dessaisissement contre le juge d’instruction Tarek Bitar, chargé de l’enquête. Pire, en janvier 2023, les 17 personnes détenues sans jugement ont été remises en liberté par le procureur Ghassan Oueidate, avant qu’il n’engage des poursuites contre le juge Bitar qui l’avait mis en cause », revisite Aya Majzoub, avant de conclure : « Ce que l’explosion au port montre, c’est que le système judiciaire est conçu pour protéger les dirigeants politiques et perpétuer l’impunité. »
Rien ne hante tant Mireille et les autres familles de victimes que cette impunité qui, selon elles, est le fil conducteur de tous les drames qui frappent le pays. Si personne ne le coupe, les Libanais continueront de se résigner au pire et finiront par oublier le 4-Août. Rien, sauf peut-être l’effroi à l’idée que leurs représentants semblent indifférents à leur sort. Cette interrogation hante Najwa Hayek quand elle rentre dans son appartement, seule, tandis que sa fille végète dans un lit d’hôpital à Bhannès. « Le 4 août, elle faisait une sieste et elle ne s’est pas réveillée », dit-elle en parlant de Lara, qui n’est jamais sortie du coma dans lequel elle est plongée depuis l’explosion. À côté de son fauteuil, la photo d’une jeune femme rayonnante côtoie celle d’une patiente rachitique et chauve. Les deux montrent sa fille. Avant. Après.
Lutte pour la survie et peur d’une guerre imminente
En l’absence de soutien étatique, Najwa puise depuis quatre ans dans ses économies pour payer les couches, les crèmes et les antibiotiques permettant à sa fille de rester en vie, bien qu’elle soit déjà morte cérébralement. Chaque jour, dans son calvaire, une interrogation lancinante la traverse : « Ceux qui l’ont tuée, qui ont tué son avenir, pourquoi n’ont-ils pas eu la dignité, le respect de frapper à notre porte ? Pourquoi n’ont-ils pas eu un mot pour les victimes innocentes, ni un geste pour les soutenir ? Que leur avons-nous fait pour qu’ils détruisent nos familles, nous privent de nos enfants et ne disent rien ? » demande-t-elle, le visage éteint. Depuis son salon à Hazmiyé, assise près du portrait de son mari Jean-Frédéric, tué par l’explosion, Tania Dou-Alam butte elle aussi sur cette énigme : « La fille de Najwa, qui était sublime, je me demande s’ils ont le courage de la regarder aujourd’hui. »
Si cette avocate dénonce la lâcheté d’une élite politico-sécuritaire qui préfère détourner le regard, elle se montre plus compréhensive envers ses concitoyens démobilisés. Le temps ne s’est pas arrêté pour tous le 4 août, et il n’a eu de cesse depuis de charrier de nouvelles crises qui ont bouleversé leurs vies : « La justice a toujours été reléguée au second plan au Liban, car on a toujours su nous occuper ailleurs : trouver de l’essence, du pain, les prix qui flambent… quand tu fais trois jobs à la fois pour nourrir tes gosses, tu n’as pas le temps de réfléchir et de résister », admet-elle.
Prises dans cette spirale de crises à répétition, certaines victimes elles-mêmes finissent par se contenter d’avoir survécu, constate Joséphine Abou Abdo, cofondatrice de Nation Station, une ONG créée au lendemain du 4 août à Geitaoui : « Avant l’explosion, il y avait déjà le Covid, ensuite ça a été l’effondrement de la monnaie, l’absence d’électricité, sans compter le risque actuel de guerre généralisée », dit-elle lundi 29 juillet, veille de la frappe israélienne ayant ciblé à Beyrouth Fouad Chokor, haut responsable militaire du Hezbollah et d’une autre ayant tué quelques heures plus tard le chef du Hamas Ismaïl Haniyé, à Téhéran.
Les bénéficiaires de l’ONG étaient déjà vulnérables avant le 4 août ; ils sont désormais à genoux, certains étant amputés ou paralysés, d’autres ayant perdu leur maison ou leur boutique. « On parle de gens âgés sans assurance ni couverture médicale, qui ne sont même pas conscients qu’ils peuvent réclamer leurs droits », décrit-elle. Ils pensent qu’ils doivent se taire et poursuivre leur vie. » Ou ce qu’il en reste. Cloîtrée chez elle, Micheline Gebeily s’interroge : « Avec mes problèmes de nerfs, ma peur de sortir de chez moi, je serai peut-être mieux six pieds sous terre. » Les mains tremblantes, les yeux mouillés, la femme de 68 ans, qui reçoit un soutien psychosocial et alimentaire de Nation Station, ne s’est jamais remise de la double explosion : « Jusqu’à aujourd’hui, je n’arrive pas à regarder les visages de ces femmes qui ont perdu leur enfant », dit-elle, impuissante.
Espoirs ténus dans l’enquête du juge Bitar
« Les gens s’essoufflent, même au sein des familles des victimes. Et les dirigeants misent là-dessus, pensant qu’avec le temps, on va oublier et laisser tomber », devine Tania Dou-Alam. Or pour elle, c’est l’inverse qui se produit : « C’est très difficile de revenir quatre ans en arrière et de réaliser qu’on a accompli très peu de choses. Moi ça me donne la rage de continuer. On le doit à tous les proches qu’on a perdus. »
Continuer tous azimuts. Tout en plaçant ses espoirs dans l’enquête du juge Bitar, Tania fait partie des neuf personnes ayant déposé une plainte devant le tribunal de Houston contre Spectrum Geo Ltd. Cette entreprise britannique qui affrétait le Rhosus, le « navire de la mort » qui transportait le nitrate d’ammonium, l’avait fait détourner vers Beyrouth. Le 31 août 2023, le tribunal s’est déclaré compétent et « nous devrions bientôt passer à l’étape de l’appel à témoin », dit-elle. Outre la demande de 250 millions de dollars de dommages et intérêts, l’objectif premier est d’entamer une procédure « qui pourrait permettre d’obtenir des informations utiles à une future procédure nationale », dit-elle. Car, malgré les tentatives visant à étouffer l’affaire, l’avocate continue d’y croire quand elle voit « la patience et la persévérance des familles des victimes. Les criminels sont mal tombés car je ne vois pas ces gens abandonner. »
« À la rentrée, je vais m’inscrire en droit », dit William Noun, 30 ans, dont le frère, Joe, fait partie de l’équipe de pompiers envoyés vers une mort certaine le 4 août et retrouvés en lambeaux. « Je sais que cette histoire va durer. Même si on parvient à juger les personnes incriminées, il faudra ensuite procéder à leur arrestation, et on parle de dirigeants disposant du soutien du système en place », assure-t-il dans un café d’Achrafieh. Tatouage des silos du port sur l’avant-bras, le jeune homme a été placé derrière les barreaux une semaine avant que les 17 personnes incriminées dans l’enquête ne soient, elles, remises en liberté. Malgré tout, sa douleur et sa détermination sont intactes : « Je comprends qu’avec tout ce qui se passe, une partie de la société passe à autre chose. Mais quand tu as vécu l’explosion, même si tu ne comptes pas de mort parmi tes proches, tu ne peux pas oublier, c’est impossible. »
« Nous ne pouvons plus nous tourner vers l’Occident »
Avec les autres groupes de familles de victimes, il organise ce dimanche une double marche partant à la fois de la caserne des pompiers de la Quarantaine et de la place des Martyrs pour se rejoindre devant la statue de l’Émigré, face au port. Là, sur l’estrade, les familles s’adresseront « en grande partie au nouveau procureur Jamal Hajjar pour qu’il permette à Tarek Bitar de reprendre l’enquête », précise-t-il. Plus les Libanais se déplacent en nombre, plus la pression sera grande. Après le départ à la retraite de Ghassan Oueidate en février, « l’espoir était que le nouveau procureur Jamal Hajjar lève les poursuites entamées par son prédécesseur contre Tarek Bitar pour ”rébellion contre la justice” et “usurpation de pouvoir” », rappelle Farouk el-Moghrabi, auteur de l’étude d’Umam sur le « pouvoir judiciaire libanais mal utilisé et mal orienté ». Or le nouveau chef du parquet a proposé en échange que le dossier d’enquête soit subdivisé en trois parties, ce qui reviendrait à retirer au juge Bitar les poursuites contre les actuels et anciens ministres ainsi que contre les magistrats mis en cause. Sans surprise, celui-ci a rejeté fermement cette proposition.
« Jamal Hajjar a promis d’agir, mais depuis mars, il n’a rien fait », déplore Cécile Roukoz, qui voit dans sa proposition un énième « stratagème pour enterrer l’affaire ». À la tête de l’une des associations de victimes, Mariana Foudoulian, qui a perdu sa sœur Gaïa, a été témoin à plusieurs reprises de discours allant dans ce sens : « Donnez de l’argent aux victimes et fermez le dossier, ont souvent répété les politiques pour clore l’enquête. » Pour cette vétérinaire dont la vie a changé à jamais il y a quatre ans, empêcher un tel dénouement est existentiel : « Je sais que ma sœur ne va pas revenir en cas de procès. Mais nous nous battons pour que le peuple libanais puisse continuer à vivre au Liban. Car sans justice, d’autres crimes d’ampleur finiront par survenir », assure-t-elle.
Outre le remplacement du procureur Oueidate, l’autre espoir des familles a longtemps été le lancement d’une mission d’établissement des faits par l’ONU. « Mais la guerre à Gaza a démarré et l’explosion au port a été reléguée au second plan », estime Farouk el-Moghrabi. Ce conflit a aussi montré toutes les limites du droit international, ajoute-t-il : « Avec la montée de l’extrême droite en Europe et le possible retour de Donald Trump aux États-Unis, nous ne pouvons plus, comme nous en avions l’habitude, nous tourner vers l’Occident en espérant qu’il défende nos droits humains », dit-il.
Dans ce contexte, Mariana Foudoulian se dit prête à se battre encore quatre ans de plus s’il le faut. « Mais à terme, si je n’arrive pas à tenir les dirigeants responsables, je fais mes bagages et je quitte le pays. »
C’était trop tard! Qui peut oublier cette phrase macabre venant d’un militaire spécialiste ?
19 h 03, le 04 août 2024