
Les familles des victimes manifestant hier devant le domicile de Oueidate. Photo Mohammad Yassine
Le Liban a sombré hier un peu plus dans une atmosphère surréaliste de délitement des institutions. Le procureur général près la Cour de cassation Ghassan Oueidate, lui-même poursuivi dans l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth, a tenté de mener un véritable coup d’État contre Tarek Bitar, le juge d’instruction chargé de mener l’enquête. Le procureur, soutenu par une partie de la classe politique et par l’appareil sécuritaire, a ordonné la libération de 17 personnes encore détenues sans jugement depuis la double explosion meurtrière du 4 août 2020, selon un document obtenu par L’Orient-Le Jour. Il a également engagé des poursuites contre Tarek Bitar pour « rébellion contre la justice » et « usurpation de pouvoir », tout en le frappant d’une interdiction de quitter le territoire libanais.
Si l’action entreprise par Tarek Bitar pour retrouver le contrôle du dossier – après les recours présentés contre lui par les personnalités mises en cause – avait contribué à redonner vie à ce dossier, la réplique de Ghassan Oueidate a suscité des critiques de la part de juristes qui, dans la majorité de leurs réactions à L’Orient-Le Jour, ont estimé que ses actions n’étaient pas conformes à la loi.
« La loi ne permet pas au procureur général d’ordonner la libération des détenus. Celui qui a ordonné leur arrestation est le seul habilité à demander leur libération », estime l’ancien procureur général Hatem Madi. Mais pour Ghassan Khoury, avocat général près la Cour de cassation et qui fait partie des responsables poursuivis par le juge Bitar, « le parquet général est en droit d’ordonner la remise en libération des détenus en vertu de l’article 137 du code de procédure pénale ». « De toute façon, de nombreux détenus dans le cadre de l’enquête ont été arrêtés sur ordre du parquet de cassation qui les a déférés devant le juge d’instruction près la Cour de justice », ajoute-t-il, interrogé par L’OLJ.
« C’est un asile de fous ! » s’indigne pour sa part Joseph Samaha, ancien président de la Cour de justice. À L’OLJ, il assure que « le parquet n’est pas compétent pour libérer les détenus. Cela constitue une infraction pénale édictée par l’article 425 du code pénal, qui stipule que le fait de faciliter la fuite de détenus constitue un délit puni par l’emprisonnement ». « Si les forces de sécurité participent à cette infraction, elles devront être sanctionnées », ajoute-t-il. Il assure également que le procureur ne peut pas empêcher le juge Bitar de quitter le territoire, de telles décisions n’étant prises que par des juges d’instruction et des juges des référés, et sont seulement exécutées par le parquet. Même son de cloche du côté de Chucri Sader, ancien président du Conseil d’État. « C’est du jamais-vu qu’un juge d’instruction attaque le procureur général, et vice versa », s’indigne-t-il. « On ne détruit pas sa maison », poursuit-il. Il ajoute : « Le juge Oueidate oublie qu’il s’est récusé lui-même, et là, il veut reprendre la main sur le dossier. C’est inédit dans l’histoire d’un pouvoir judiciaire à l’échelle mondiale. »
Badri Daher libéré
La réponse de Tarek Bitar n’a pas tardé. « C’est une violation criante de la loi », a-t-il déclaré à L’OLJ en réaction aux décisions du procureur Oueidate. « Je compte continuer à rédiger mon acte d’accusation, a-t-il ajouté. Je ne vais pas lâcher l’affaire avant la publication de l’acte d’accusation. » Il a cependant précisé que sa publication « n’est pas imminente ». « Oueidate s’est désisté du dossier de l’enquête du port et la Cour de cassation a accepté qu’il se désiste (en raison d’un lien de parenté avec un ancien ministre poursuivi, Ghazi Zeaïter), rappelle le juge Bitar. De plus, j’ai engagé des poursuites contre lui. Il y a donc une suspicion à son encontre. » Concernant l’interdiction de voyager qui le frappe, le juge Bitar a indiqué que c’est Abbas Ibrahim, en sa qualité de directeur général de la Sûreté générale, qui doit exécuter cette décision. Or, Abbas Ibrahim « n’a pas le droit de le faire, vu que j’ai engagé des poursuites contre lui ».
Parmi les 17 personnes libérées sur ordre de Oueidate, figurent le directeur des douanes Badri Daher et celui du port Hassan Koraytem. Proche du camp aouniste, M. Daher était le plus haut responsable détenu dans le cadre de l’enquête. Des images après sa libération ont été publiées par certains médias locaux. Ces personnes ne figuraient pas parmi les cinq détenus dont M. Bitar avait ordonné la libération lundi, lorsqu’il avait décidé de reprendre l’enquête de son propre chef. Il avait alors également décidé d’inculper plusieurs personnalités de haut rang, dont justement le procureur général Oueidate et deux hauts responsables de la sécurité.
Mardi, le juge Bitar avait engagé des poursuites contre le Premier ministre au moment du drame Hassane Diab ainsi que le procureur général près la Cour de cassation Ghassan Oueidate, lequel a rejeté toutes ses décisions dans une lettre qu’il lui a adressée. La décision de poursuivre un procureur général est une décision inédite dans l’histoire du Liban. Trois autres magistrats en lien avec le dossier font également l’objet de poursuites, ont indiqué deux sources judiciaires à Reuters. Selon un responsable judiciaire cité par l’AFP, M. Oueidate avait supervisé en 2019 une enquête des services de sécurité sur des fissures dans l’entrepôt où était stocké le nitrate d’ammonium sans mesures de sécurité. Les familles des victimes de la double explosion ont rapidement exprimé leur colère. Selon un collectif, un rassemblement est prévu jeudi devant le Palais de justice de Beyrouth. Mercredi soir, une dizaine de personnes ont manifesté à Baabda devant le domicile de Ghassan Oueidate.
commentaires (12)
Environ 200 personnes à la manif ?.... Il y en aura combien pour soutenir Tarek Bitar ?
Lillie Beth
16 h 07, le 26 janvier 2023