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Nos Lecteurs ont la Parole

Alzheimer et la mémoire

Mon père ne me reconnaît plus. Il ne reconnaît plus personne. Cela commença par des troubles de la mémoire immédiate : il oubliait la question qu’il venait de poser, la réponse qu’on venait de lui faire, il reposait la même, l’oubliait aussitôt, la reposait... C’était comme un disque rayé qui tournait encore. Cela amusait les enfants, inquiétait les adultes. Puis les troubles s’accentuèrent, emportant des morceaux de plus en plus importants d’un passé de moins en moins récent. Il se souvenait très bien de son enfance, de sa jeunesse, mais les derniers mois, voire les dernières années, étaient comme effacés. Les médecins ont parlé de maladie d’alzheimer, firent les examens d’usage, ont confirmé le diagnostic. Ce que lui en pensait, je ne sais trop. Il avait, il a toujours, une femme admirable, qui le soutenait sans faillir. Il faisait ce qu’il pouvait, j’imagine, pour la soutenir aussi, pour faire à peu près illusion, tant qu’il le peut, pour ne pas ajouter trop de malheur au malheur.

Cela devint pourtant de plus en plus difficile, de plus en plus lourd, de plus en plus triste. Incontinence. Troubles de la parole. Troubles du comportement. Il devenait agressif contre cette femme qu’il ne reconnaissait pas, qui s’obstinait à être là, qu’il prenait pour une autre (ma mère étant morte depuis des années). Se reconnaissait-il seulement lui-même ? Juste assez de conscience pour se rendre compte qu’il en avait de moins en moins, pour se voir mourir par morceaux, pour assister vivant à son naufrage. Un jour, il cessa de manger, de boire. Il se laissait mourir. Hospitalisation, perfusion, réhydratation... On ne meurt pas comme on veut. Les médecins, qui ne pouvaient le guérir, ne voulaient pas non plus renoncer tout à fait à le soigner. Je ne leur reproche rien. Ils ont fait leur métier, leur devoir peut-être. Qui pouvait le faire à leur place ? Les enfants n’ont pas à décider de la vie de leur père. Et lui ne pouvait plus décider quoi que ce soit. Tout continua, puis empira. Nouvel hôpital, qu’il ne quittera plus. Un jour, il me demanda des nouvelles de mon père : il avait oublié que j’étais son fils. Puis du sien, mort il y a quarante ans. Puis, il ne demanda plus rien. De moins en moins de mots, puis plus du tout. Il aura bientôt quatre-vingt-sept ans. Lui, qui fut si fort, si vif, si rayonnant à sa façon, le voilà immobile et muet sur son fauteuil, comme éteint, comme effondré en lui-même. Souffre-t-il ? Qui peut le savoir ? Peut-être oublie-t-il d’instant en instant où il est, qui il est, ce qu’il endure... Un malheur qu’on oublie, est-ce encore un malheur ?

« L’esprit, c’est la mémoire », disait saint Augustin, avant Bergson, et je ne l’ai jamais mieux compris que dans ce service de gérontologie. Le corps de mon père semble intact : il est resté plutôt bel homme. Mais d’autres, plus vieux ou plus handicapés que lui, sont restés davantage eux-mêmes. C’est qu’ils s’en souviennent. C’est qu’il l’a oublié. Ce que nous sommes, intérieurement, c’est ce que nous nous souvenons avoir été. Penser, c’est se souvenir de ses idées. Aimer, c’est se souvenir de ceux qu’on aime. Faire des projets, attendre, espérer, c’est se souvenir de l’avenir qu’on a, ou qu’on croit avoir. Sentir même, c’est se souvenir de ce qu’on sent. La mémoire n’est pas une dimension de la conscience. C’est la conscience même.

Philosophiquement, c’est lourd de conséquences. Car cette maladie d’alzheimer est une maladie du cerveau, non de l’âme. Quelle confirmation tragique ! Mais c’est ainsi : le corps aura le dernier mot, ou le dernier silence, comme il a eu le premier.

L’esprit, c’est la mémoire, et la mémoire est une fonction du corps, hélas fragile comme lui, comme lui promise au déclin ou à la mort. Je n’y vois pas qu’une cause de tristesse. C’est aussi une raison forte pour profiter de la jeunesse, de la santé, de la conscience. Rien de tout cela, même de notre vivant, n’est immortel.

Le fils que je suis aussi en tire une autre leçon. Toutes ces années qu’on a passé à s’opposer à son père, à rivaliser avec lui, ce long combat qui n’en finissait pas, il sera donc sans vainqueur ni vaincu. Petits, nous étions trop faibles pour l’emporter. Jeunes, trop impatients, trop immatures, trop inachevés. Il nous aura fallu une vie pour devenir à peu près ce que nous voulions être, pour nous bâtir, pour nous fortifier, pour grandir. La victoire se profilait enfin à l’horizon. Trop tard. Celui qu’on voulait vaincre n’est plus en état de combattre, de résister, ni même d’être vaincu.

Il n’y a plus que la mémoire, pour ceux qui l’ont gardée, et ce qu’on porte en soi d’amour, de gratitude ou de pardon.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Mon père ne me reconnaît plus. Il ne reconnaît plus personne. Cela commença par des troubles de la mémoire immédiate : il oubliait la question qu’il venait de poser, la réponse qu’on venait de lui faire, il reposait la même, l’oubliait aussitôt, la reposait... C’était comme un disque rayé qui tournait encore. Cela amusait les enfants, inquiétait les adultes. Puis les...
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C’est triste mais c’est plus triste quand tu as toute ta tête est tu as des douleurs

Eleni Caridopoulou

12 h 48, le 23 mai 2024

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Commentaires (1)

  • C’est triste mais c’est plus triste quand tu as toute ta tête est tu as des douleurs

    Eleni Caridopoulou

    12 h 48, le 23 mai 2024

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