Critiques littéraires Récit

Où l’exil se révèle un domicile universel

Où l’exil se révèle un domicile universel

D.R.

D’abord, il y a Big Ben qui résonne dans la cuisine où se réunit la famille. Khaled n’a jamais vu l’horloge mais il l’imagine, totémique, au centre d’un Londres circulaire. On est à Tripoli de Libye, sous la dictature de Kadhafi. Le narrateur n’a alors que 14 ans. Son père, professeur d’histoire dans un collège déshérité, ayant refusé tous les postes qui l’auraient lié au régime, est un opposant farouche du tyran. Si le célèbre carillon de Big Ben résonne dans la cuisine, c’est qu’il est l’heure, pour la famille de Khaled, d’écouter les informations arabes de la BBC par la voix de Mohammed Moustafa Ramadan. Ce soir-là, le journaliste va faire quelque chose d’inhabituel. Au lieu de présenter les titres, il va lire une nouvelle écrite par un certain Hossam Zowa : un homme couché par terre se laisse mordiller par un chat. Si la sensation n’est pas désagréable, l’état de léthargie dans lequel est plongée la victime consentante se révèle dangereux. C’est que le chat, alternant morsures et caresses, finit par dévorer l’homme presque tout entier. Ce n’est que lorsque l’animal atteint son oreille que le personnage réagit. Il lui suffit de prononcer un « Non ! » impérieux pour que le chat s’éloigne tranquillement. Une incitation à la révolte à peine voilée, en forme de parabole kafkaïenne. « Le gouvernement libyen fut l’un des pionniers de ce qu’on finirait par appeler ‘‘l’assassinat de la parole’’, cette campagne diabolique lancée par plusieurs régimes arabes dans les années 1970 », écrit Hisham Matar. Mohammed Moustafa Ramadan sera assassiné au sein-même de son refuge londonien. D’autres journalistes arabes, dont le Libanais Salim Lozi, payeront eux-aussi de leur vie leur prise de parole à la même période.

Mais là n’est pas tout-à-fait, ou pas seulement, le propos de ce récit en 500 pages, découpé en 108 courts chapitres, que livre Hisham Matar, lauréat en 2017 du Pulitzer de l’autobiographie. L’une des plumes les plus brillantes de sa génération, l’écrivain anglo-libyen, né à New York, développe au présent, au fil d’une promenade solitaire de son narrateur serrée en deux heures de temps, huit ou dix kilomètres à travers les rues de Londres, ces strates de vie, de souvenirs, de rêves et de désillusions, d’engagements politiques, de quête d’appartenance et d’intégration problématique qui composent la vie d’un exilé. C’est la puissance de la nouvelle du chat qui va pousser le narrateur à choisir Londres comme ville d’adoption. Vingt ans plus tôt, dans le temps du roman, il s’y est lié d’amitié avec le même Hossam Zowa, auteur de ce texte qui restera orphelin.

« Je quitte St Pancras et me dirige vers l’ouest au long d’Euston Road. Il est six heures du soir, le 18 novembre 2016 et le soleil de cette fin d’automne est déjà couché » : ainsi commence la déambulation du narrateur qui vient d’accompagner Hossam à la gare. Ce dernier, après être retourné en Libye où il a participé à la capture de Kadhafi, vient de prendre le train pour Paris, pèlerinage avant son départ définitif pour San Francisco avec sa femme et sa fille. « Je quitte St Pancras » est l’incipit proustien de Matar, son narrateur cherchant lui aussi le sommeil, mais à travers l’épuisement de son corps. Au rythme de ses pas, la topographie londonienne et les lieux littéraires de la ville se confondent avec l’amitié virile des exilés et le tumulte du Printemps arabe.

Architecte de formation, Matar rythme les silences comme on creuse un espace, éclaire en jetant de l’ombre, accroche son lecteur en hachant le récit, orchestre la lenteur en neutralisant l’impatience. On est en présence d’une construction inédite qui révèle la littérature comme connivence, l’amitié comme appartenance et la fiction comme l’ultime refuge du réel.

Mes Amis de Hisham Matar, traduit de l’anglais par David Fauquemberg, Galliamard-Du monde entier, 2024, 492 p.

D’abord, il y a Big Ben qui résonne dans la cuisine où se réunit la famille. Khaled n’a jamais vu l’horloge mais il l’imagine, totémique, au centre d’un Londres circulaire. On est à Tripoli de Libye, sous la dictature de Kadhafi. Le narrateur n’a alors que 14 ans. Son père, professeur d’histoire dans un collège déshérité, ayant refusé tous les postes qui l’auraient lié...

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