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« L’œuvre de Genet est une réponse au désastre »

Un colloque à l’IMA sur Jean Genet et la Palestine

« L’œuvre de Genet est une réponse au désastre »

Jean Genet 1948 © Coll. Brassaï

L’exposition Ce que la Palestine apporte au monde qui a ouvert ses portes le 31 mai s’accompagne d’une très riche programmation qui compte des rencontres littéraires, des débats, des spectacles vivants et du cinéma. C’est dans ce cadre que s’est tenu samedi 18 novembre 2023 un colloque sur « Jean Genet et la Palestine » en collaboration avec l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) et sous la direction de son directeur littéraire Albert Dichy qui a coédité les œuvres de Genet dans La Pléiade et assuré le commissariat de l’exposition Les Valises de Jean Genet.

En ouverture de la journée, Jack Lang prend la parole pour souligner le grand succès médiatique et populaire de l’exposition : « 50 % de ses visiteurs sont des jeunes de moins de 26 ans qui souhaitent comprendre, s’informer, découvrir et s’émerveiller de la créativité palestinienne. Cette exposition-événement met en lumière les contributions exceptionnelles de la Palestine à la culture mondiale. Elle est un hommage à la richesse et à la diversité de son patrimoine, de son histoire et de son héritage : un voyage captivant à travers l’art, la musique, la littérature, l’architecture, le cinéma. » Fort de ce succès et de l’enthousiasme du public, Jack Lang annonce qu’il a pris la décision de prolonger l’exposition jusqu’au 31 décembre 2023 et qu’il tire une grande fierté de ce que l’IMA soit « la seule institution culturelle au monde qui consacre un événement d’ampleur à la Palestine ». Dans le douloureux contexte actuel, il souligne que l’exposition réserve une place toute particulière aux jeunes créateurs de Gaza. Il dit également sa joie d’accueillir l’exposition Les Valises de Jean Genet qui montre « de manière émouvante et poétique les traces de son compagnonnage avec les Palestiniens » et éclaire la genèse de deux œuvres-clés de l’écrivain dont il sera question dans le colloque : Quatre heures à Chatila et Un captif amoureux. Lang citera pour finir une des notes inédites que l’on peut voir dans l’exposition et sur laquelle Genet a écrit : « Je ne me suis jamais cru Palestinien, cependant j’étais chez moi. »

Leila Shahid rappelle sobrement que la Palestine connaît ses moments les plus tragiques depuis 75 ans et que malgré l’ampleur de la catastrophe à Gaza, il est difficile d’obtenir des images et des récits de ce qui s’y passe en raison des coupures d’électricité et d’internet et de l’interdiction faite aux journalistes d’entrer à Gaza sauf s’ils sont « embedded », donc encadrés. C’est ce qui donne à ce colloque une importance si particulière : il est comme un pied-de-nez – et Genet les affectionnait tout particulièrement – à cette stratégie d’effacement de la Palestine qu’Israël pratique. Car ce qui se passe à Gaza est un « châtiment collectif », « un nettoyage ethnique » dans lequel la responsabilité de la communauté internationale est lourdement engagée, et ce depuis 56 ans durant lesquels les résolutions onusiennes n’ont jamais été suivies de leur mise en application.

« J’ai eu le destin et le privilège d’accompagner Jean Genet durant les 15 dernières années de sa vie », poursuit-elle. Elle évoque l’amour de l’écrivain pour ce peuple avec lequel une véritable rencontre a eu lieu, rencontre sensible et subjective qu’il assume totalement. Et elle apporte un émouvant témoignage des circonstances dans lesquelles il a écrit Quatre heures à Chatila, puisque c’est en sa compagnie qu’il s’est rendu sur place et a pu rentrer dans le camp. Les vingt pages écrites par Genet feront le tour du monde et chanteront très haut la douleur et la beauté de ces « fedayin » – car c’est ainsi qu’il les nommait toujours – qu’il a tant aimés. Reportage à la fois terrifiant, implacable et distancié de ce massacre qui dura trois jours puis fut recouvert de silence. Revenant à l’exposition, Leila Shahid dit l’importance de ces « valises » que Genet sème sur son chemin et qui permettent de mieux cerner son retour à l’écriture et la naissance de son dernier ouvrage Un captif amoureux. Cadeau fait aux Palestiniens dont il s’explique en disant : « On me demande pourquoi j’aide les Palestiniens. Quelle sottise ! Ils m’ont aidé à vivre. »

Albert Dichy commence son intervention en disant le « miracle » que cette journée ait lieu dans le contexte actuel, « miracle volontaire » qui doit beaucoup au soutien indéfectible de Jack Lang. « Il faut continuer à penser, à parler et à débattre, coûte que coûte, quelle que soit l’adversité », poursuit-il. La question de l’amour de Jean Genet pour les Palestiniens est une question « mystérieuse et féconde » qui occupera certainement les débats durant le colloque, reprend Dichy. Car il y a dans le rapport politique de Jean Genet à la cause palestinienne un paradoxe : les Palestiniens sont engagés dans une double revendication, celle de se voir restituer des territoires et celle de constituer une nation  ; or s’il y a une chose dont Genet a horreur, c’est bien des notions de territoire et de patrie, à commencer bien sûr par la nation française. Il affirme par ailleurs qu’il n’est pas révolutionnaire et il n’a jamais revendiqué d’autre titre que celui de « vagabond ». C’est en sa qualité de vagabond qu’il se sent chez lui quand il est en compagnie des Palestiniens et qu’il se retrouve en eux. Lorsqu’il les rejoint en 1970, poursuit Dichy, Genet assiste à une métamorphose : de victimes et de réfugiés, ils sont devenus des combattants, des « fedayin ». « Genet perçoit cela avec une formidable acuité. Et ce geste de redressement, ce retournement est au cœur de toute l’œuvre de l’écrivain. » On peut citer à ce propos les derniers mots de sa pièce Les Bonnes : « Nous sommes belles, libres et joyeuses. » Or les deux femmes ont échoué, elles ont la loi contre elles, l’une va mourir et l’autre va aller en prison. Et néanmoins, elles jettent à la figure du public la beauté, la joie et la liberté. « L’œuvre de Genet est une réponse au désastre parce qu’elle est née elle-même du désastre. Elle ne le nie pas, elle utilise la souffrance et le désespoir pour les retourner, pour en faire autre chose. En ce sens, cette œuvre parfois sombre laisse, mieux que d’autres plus paisibles, filtrer une lumière. Et de cette lumière, nous avons besoin. »

Elias Sanbar prend la parole à son tour avec une gravité certaine car, dit-il, « nous ne nous étions jamais imaginé vivre deux fois la ‘‘nakba’’ en l’espace d’une seule vie ». Il souligne combien il lui est difficile d’intervenir dans un colloque, compte tenu des circonstances, lui qui en avril 1948, nourrisson âgé de quelques mois, a été transporté par sa mère vers le Liban. Néanmoins, il souligne combien il est « vital de continuer à nous exprimer et en particulier ici, dans le cadre de cette magnifique exposition. Cela fait partie des énergies que les événements tendent à effacer ». Ce colloque international étant dévolu à la très singulière relation nouée par Genet avec le peuple palestinien, il est essentiel d’interroger les différents sens que revêt l’expression « être chez soi » dans la bouche d’un écrivain sans famille ni patrie. Sanbar se propose donc de se demander où donc la rencontre entre Genet et les Palestiniens s’est nouée, dans quel lieu précisément. Un camp de réfugiés ? Au Liban ? Certes, mais ce n’est pas cela qui importe ici, mais le fait que ce territoire particulier est né de la « nakba ». Genet disait volontiers aux Palestiniens : quand vous aurez un état, vous ne m’intéresserez plus. Alors pourquoi s’est-il senti « chez soi » ? Sanbar soutient que « les Israéliens n’ont pas occupé la Palestine, mais l’ont recouverte d’autre chose ». Il se réfère à l’écrivain palestinien Moustapha Mourad el-Dabbagh qui, expulsé de Jaffa en 1948, publiera en exil un ouvrage de 11 volumes intitulé, Notre pays, la Palestine, véritable encyclopédie de l’espace palestinien, « inventaire obsessionnel de tout ce qui a été noyé en 1948 : arbres, clairières, cours d’eau… » Cet « inventaire de la perte », Dabbagh en raconte la genèse. Il aurait emporté un seul objet avec lui le jour de son départ forcé de Jaffa : le manuscrit de 6 000 feuillets de cet ouvrage qui est l’œuvre de sa vie  ; mais le manuscrit tombera à la mer durant le voyage. Il s’attellera à le réécrire des années plus tard, « dominé par l’appel irrésistible de sa terre ». Il s’agit donc pour lui de lutter contre la noyade, de sauver sa terre des eaux. Et c’est cet imaginaire de la lutte contre la noyade qui joue un rôle clé dans le rapport des Palestiniens à leur territoire, un territoire qu’il s’agit de ressusciter. Jean Genet sera très sensible à ce pays « hors les murs, en apesanteur », ce pays que chaque Palestinien transporte avec lui, avec l’espoir tenace de parvenir à le reconstituer un jour dans ses moindres détails, dans sa topographie précise.

En échange de leur accueil sans conditions, Genet offrira aux Palestiniens un « diamant noir de la littérature », un ouvrage né dans un territoire unique, en apesanteur. « Un chant poétique, offert à tous », ajoute Albert Dichy en présentant les différentes contributions de ce colloque. « Témoignage, poésie, fiction, écriture, tout ce par quoi Genet nous parle encore à travers ses œuvres et en particulier les dernières » sera au menu des échanges. Sandra Barrère, Manuel Carcassonne, Marguerite Vappereau, Patrice Bougon, Mairead Hanrahan et Melina Balcazar développeront différents aspects « d’une des plus fascinantes machinations politico- littéraires du XXe siècle ».

Laissons à Albert Dichy le mot de la fin, extrait de son intervention finale intitulée « Comment traverser la frontière » : « En décrétant que la réalité des Palestiniens ne peut être dite en toutes lettres, qu’on ne peut en dresser une description raisonnée, cohérente, complète, qu’on ne saurait la capturer ou l’éthnologiser, Genet réaffirme ce qu’il avait appris auprès de la seule personne qu’il aura reconnue dans sa vie comme un maître, Giacometti : que la réalité du modèle reste infiniment supérieure au portrait qu’on peut en faire – que le livre qu’il consacre aux Palestiniens restera, quoiqu’il fasse, en deçà de leur réalité. »

L’exposition Ce que la Palestine apporte au monde qui a ouvert ses portes le 31 mai s’accompagne d’une très riche programmation qui compte des rencontres littéraires, des débats, des spectacles vivants et du cinéma. C’est dans ce cadre que s’est tenu samedi 18 novembre 2023 un colloque sur « Jean Genet et la Palestine » en collaboration avec l’Institut Mémoires de...

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