Critiques littéraires Version originale

Sur les versants du possible

Sur les versants du possible

D.R.

L’art d’écrire est un art de vivre. En soi il suffit, même quand en apparence il ne mène à rien. Loin d’être interrompu, le flux continu du monologue intérieur trouve alors dans les mots sa forme et sa petite musique.

S’il y a bien un « Grand Tour » qui est entrepris par Elisa Gonzalez dans son premier recueil de poèmes, c’est d’abord celui qui a trait à la plus grande des explorations, celle de la géographie intime, celle du parcours des distances entre soi et soi, entre le moi passé et celui présent, et les différentes perceptions qu’on en a, en permanence mouvantes.

Gonzalez ponctue à trois reprises le recueil par des lettres à une version plus jeune de sa propre personne, la plus troublante étant « To My Twenty-Four-Year-Old Self » qui a trait au désir et à l’urgence de l’écriture. « I have a young man’s mind, deranged with desire. » Ce qui l’empêche de trouver sa place, trop jeune pour être âgée et trop âgée pour être jeune, dans l’impossibilité d’avoir quelque chose à dire à la personne qu’elle était à treize ans, à vingt-quatre ans, à trente ans, dans l’impossibilité permanente d’un âge adulte.

On est là au plus près du geste fondateur de la poésie moderne, celui enfin débarrassé de l’impératif de faire sens, ou bien encore, pour reprendre Annie Le Brun (dont le très beau Ombre pour ombre vient de reparaître chez Gallimard en collection Poésie, rassemblant tous ses textes lyriques de 1967 à 2002), celui du « je n’ai rien à dire, et encore moins quelque chose à dire ». Ne tenant donc à rien, la forme poétique devient le lieu par excellence de l’échappée belle, de la pensée non contrainte, libre de forme et d’esprit.

C’est un mouvement de pure liberté qui peut aller dans tous les sens, revêtir une pluralité de significations, de possibles. « I dwell in Possibility », écrit Emily Dickinson dans un de ses textes les plus commentés, là où, au contraire, la prose verrouille et fige tout. Il en ressort chez Gonzalez, presque comme sur un divan, une écriture débarrassée de tout impératif et, dès lors, débordante de sensualité.

« I hold her naked on the carpet / my body spilling / out of my lavender dress

Body, if you could be forever / spilling out of your lavender dress. »

Les paradoxes abondent et sont accueillis avec bienveillance, c’est là une écriture remplie de grâce – la même grâce qui a inspiré à Gonzalez « An Inconceivable Figure in Time », un texte majeur pour le MoMa autour de la série de photos Woman Dancing (Fancy) d’Eadweard Muybridge –, une écriture qui va donc à la rencontre de soi, qui fait la paix avec soi, avec les multiples expériences accumulées, les voyages intérieurs, mais également les déplacements dans le monde. Le recueil est émaillé de sauts géographiques au gré des origines de Gonzalez sur les traces desquelles elle part à Porto Rico, et de son séjour littéraire en Pologne, ou amoureux en Méditerranée. La voilà ainsi qui débusque même à Chypre, et singulièrement à Nicosie, une poésie que nos visites répétées de l’île et de sa capitale ne nous avaient jamais laissé soupçonner. Plus qu’ailleurs encore, l’air se charge d’appels à la prière comme des balles sans cesse relancées, les mots se remplissent de couleur et des tornades surgissent en juillet.

« A rare thunderstorm. / Bougainvillea riots outside the window. / Rain’s blue diamonds. A stunted lemon tree. »

Et plus loin dans le texte, cette image magnifique qui dit tout de sa propre situation, elle qui traverse tous les jours la ville divisée pour aller rejoindre son amante plus âgée :

« And there go the blossoms, panicking across the garden. »

Comme tout grand recueil de poésie, et celui-ci est court, il faut d’abord le lire d’une traite, se laisser emporter par le flot des mots et des images, par cette écriture parfois blanche, en tout cas souvent déconcertante de simplicité et qui ne se dévoile qu’au fur et à mesure. Ce qui a valu à Gonzalez des éloges sans précédent de Grand Tour, notamment par la poétesse américaine Louise Glück, prix Nobel 2020 et qui fut sa professeure à Yale, éloge pour son écriture volcanique, pour ce sens du feu qui prend naissance à une très grande profondeur, de sorte que lorsqu’il remonte à la surface, il s’enflamme, « as if poems have never before been written ».

Ce sont alors des pages d’une extrême incandescence. Ainsi de cette élégie pour son frère assassiné, « After My Brother’s Death, I Reflect on the Iliad ». On le suit plus jeune, dans les couloirs d’un musée, devant la série de Cy Twombly Fifty Days at Iliam, ces toiles blanches maculées de rouge – des fleurs peut-être, ou non, en tout cas un rouge « like a fire that consumes all before it ». Comme s’il fallait brûler pour éclairer la nuit. Et aussi le jour.

L’art d’écrire est un art de vivre. En soi il suffit, même quand en apparence il ne mène à rien. Loin d’être interrompu, le flux continu du monologue intérieur trouve alors dans les mots sa forme et sa petite musique.S’il y a bien un « Grand Tour » qui est entrepris par Elisa Gonzalez dans son premier recueil de poèmes, c’est d’abord celui qui a trait à la plus...

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