Rechercher
Rechercher

Soldats d’infortune


Nous revoilà donc à jongler maladroitement avec les chiffres, à essayer de désamorcer la poudrière sociale en recourant à des élixirs de charlatan. Cela dans un pays déjà embourbé jusqu’à la taille dans une guerre qu’il n’a jamais voulue ; une guerre prétendument contrôlée mais menaçant de s’étendre à tout moment ; une guerre livrée en la criante absence de cet élément pourtant fondamental qu’est, dans tout conflit avec un ennemi extérieur, un front interne en béton !

C’est par un grossier tour de passe-passe que le gouvernement sortant vient d’obtenir une suspension de la grève des fonctionnaires. Il se promet en effet de récupérer d’une main ce qu’il a donné de l’autre en écrasant le peuple sous les impôts et taxes, en faisant tourner à plein régime la planche à billets, en contribuant activement, en somme, à la dépréciation de la monnaie nationale. L’establishment au pouvoir n’en est pas d’ailleurs à sa première expérience en la matière. En 2017 déjà, était édictée, à de strictes fins de propagande électorale, une pharamineuse échelle des salaires sans le moindre souci du mode de financement ; le Ciel y pourvoira bien, soutenaient alors ces indécrottables populistes. Comme prévisible, c’est d’un magistral bras d’honneur que la Providence répondait…

S’il est vrai que tout Libanais a le droit inaliénable de nourrir sa famille, il faut bien reconnaître en revanche que les affres endurées par les fonctionnaires n’ont pas trop ému – et mobilisé en leur faveur – le grand public. De fait, elle n’a pas bonne presse, cette administration pléthorique, absentéiste, largement inefficiente, même souvent vénale. Résultat du clientélisme effréné que pratiquent les puissants de ce pays, il a fallu inventer des fonctions fictives et l’on a continué d’embaucher à tour de bras en dépit des recommandations de dégraissage énergique émises par les institutions financières internationales. Le résultat en est que toutes ces sinécures ont fait fondre comme neige au soleil les légitimes espérances d’avancement et de mieux-être nourries (car ils existent) par les honnêtes et loyaux serviteurs d’un État renégat, malfrat. Et surtout ingrat.

Ce criminel manque de reconnaissance atteint des proportions inégalées en ce qui concerne cette bonne à tout faire que l’on a fait de l’armée. De souveraine gardienne des frontières qu’elle fut naguère, les dirigeants politiques l’ont moralement et matériellement rétrogradée au statut d’une force supplétive, vouée à subir les contrecoups de conflits initiés par une simple milice devenue, en effet, maîtresse de la décision de guerre ou de paix. Ces mêmes responsables ont assigné l’institution militaire à de vulgaires tâches de police contre toutes sortes de malfaiteurs ; ils l’ont affectée à des missions de protection personnelles, notamment lors de la rébellion de 2019 et ses débordements de vindicte populaire. Non contents de vider la caisse et de refouler le gros du peuple jusqu’au seuil de pauvreté, ils ont lésiné sur les crédits alloués à la seule institution étatique encore debout. Ainsi, la viande a longtemps fait défaut au mess des officiers comme dans les gamelles des troufions en faction par tous les temps devant les belles résidences de ces messieurs ; si bien que c’est fort volontiers – et en ravalant sa honte – que l’armée a accepté une aide alimentaire étrangère, assortie d’une modeste rallonge de dollars apportée à la dérisoire solde des troufions.

De toutes les tristes scènes qui ont jalonné les manifestations de fonctionnaires, les plus choquantes restent celles de ces vétérans qui, de par leur profession, ont fait vœu de leurs existences à l’État ; et qui, au moment de prendre un repos bien mérité, doivent arpenter le pavé en clamant leur infortune. Cette honte évoquée plus haut, c’est plutôt l’affameur qui est tenu de l’assumer. Sans partage.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Nous revoilà donc à jongler maladroitement avec les chiffres, à essayer de désamorcer la poudrière sociale en recourant à des élixirs de charlatan. Cela dans un pays déjà embourbé jusqu’à la taille dans une guerre qu’il n’a jamais voulue ; une guerre prétendument contrôlée mais menaçant de s’étendre à tout moment ; une guerre livrée en la criante absence de cet...