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Économie - Crise

Unification du taux de change au Liban : nouveau cap franchi, virage dangereux en vue

Les autorités libanaises viennent de franchir un cap décisif dans le processus d’unification du taux de change de la monnaie nationale, maintenu autour de 89 500 LL depuis plusieurs mois déjà.

Unification du taux de change au Liban : nouveau cap franchi, virage dangereux en vue

La direction générale du ministère des Finances, à Adliyé (Beyrouth). Photo P.H.B.

Le Parlement a d’abord adopté le 26 janvier un budget pour 2024 élaboré sur une base très remaniée d’un projet du gouvernement sortant de Nagib Mikati. Le texte, qui doit être publié au Journal officiel ce jeudi, efface toute référence au taux officiel de 15 000 LL pour un dollar, ou de l’ancien de 1 507,5 LL pour un dollar, dans le calcul des impôts, taxes et autres frais administratifs.

Une semaine après, la Banque du Liban (BDL) a publié la circulaire principale n° 167 qui oblige les banques à comptabiliser plusieurs catégories d’actifs en devises au taux qui sera fixé par une plateforme de change, qu’il s’agisse de celle qu’elle prévoit de faire opérer par Bloomberg – et dont le déploiement a été retardé –, ou de celle qui s’appelait encore Sayrafa jusqu’à récemment.

« La circulaire n° 167 est bien plus décisive que la n° 166, publiée en même temps et qui permet aux déposants lésés par les restrictions bancaires de retirer 150 dollars par mois de leurs comptes », souligne Nadim Daher, expert-comptable et trésorier du Rassemblement des dirigeants et chefs d’entreprise libanais (RDCL). « Cela va régler tous les problèmes de visibilité sur les comptes des banques et, par ricochet, de toutes les autres sociétés. Les auditeurs n’auront plus la contrainte de mettre des avis défavorables sur les états financiers dans les rapports d’audit car contraires aux normes comptables internationales, et plus spécifiquement l’IAS21 (qui traite de la comptabilisation des écarts de change, NDLR) », développe-t-il.

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Fixation implicite du taux de change

Le Fonds monétaire international (FMI), avec qui le Liban discute par intermittence depuis 2020 dans le but de décrocher une assistance lui permettant de financer le redressement du pays, n’en pense pas moins. Dans une déclaration faite à L’Orient-Le Jour par son représentant résident au Liban Frederico Lima, l’organisation a qualifié « les mesures prises par la BDL d’étapes bienvenues en vue d’unifier le taux de change à un niveau qui reflète la réalité sur le terrain ».

Auteur de plusieurs ouvrages sur la crise libanaise, l’économiste Albert Dagher souligne qu’il ne s’agit pas seulement d’une unification du taux de change mais aussi de sa fixation implicite à un taux qui ne semble pas avoir été choisi par hasard.

« Le Liban traverse quelque part une période assez voisine de celle qu’il a connue dans les années 1990, du temps de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, avec des mesures visant à stabiliser le taux plutôt que de le laisser flotter », remarque-t-il. « Il n’y a que dans les pays où l’État est complètement détruit que l’on laisse flotter le taux de change. Dès qu’il y a un État qui fonctionne, on a plutôt intérêt à avoir un taux de change stable », ajoute-t-il.

De fait, le retard du lancement de la plateforme de Bloomberg, bien qu’il soit en principe lié au contexte sécuritaire provoqué par le conflit à Gaza, permet aussi à la BDL de garder la main sur le marché et le taux, en tant que principal vendeur de livres libanaises que l’État peut absorber directement en masse, via des impôts et taxes calculés au taux du marché.

Le PDG de la banque BEMO, Riad Obegi, considère que l’unification du taux de change est un « premier pas incontournable dans la mesure où la monnaie a pour rôle principal de réduire l’incertitude pour les acteurs économiques, mais cela ne suffit pas à tout régler. Le PIB libanais est passé de 55 milliards à 20 milliards de dollars en quatre ans de crise, des pans entiers de l’économie ont été détruits et l’économie du cash prospère. « Ce sont 35 milliards de dollars de richesse potentielle qui partent chaque année en fumée », décrit-il. « De plus, l’État ne rembourse plus ses dettes et n’assume plus vraiment ses responsabilités alors qu’il s’est enrichi dans le même temps de près de 50 milliards de dollars », résume-t-il. Riad Obegi ajoute que le cœur de la crise actuelle est lié à la politique monétaire qui a débouché sur une disparition des liquidités par thésaurisation et conséquemment à une quasi-cessation des paiements par les banques.

L’ancien diplomate français Pierre Duquesne, qui a longtemps suivi le dossier libanais, considérait dans un entretien accordé à notre journal en juillet 2022 que le secteur bancaire libanais traversait une crise de solvabilité plutôt que de liquidité.

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La première vraie norme

L’unification progressive du taux de change et sa stabilisation rendue possible par un resserrement du marché ont été entamées par les autorités courant 2023, mettant fin à des années marquées par une multiplication des taux. Les restrictions bancaires, le développement de l’économie du cash et l’impunité dont ont profité les spéculateurs bien aidés par l’inertie des autorités ont aussi creusé un terreau fertile à un effondrement de la livre qui a perdu 98 % de sa valeur en plus de quatre ans.

La situation monétaire a finalement commencé à se stabiliser au printemps, peu de temps après que la BDL a adopté une circulaire-clé, la n° 165 du 19 avril 2023, qui a pour la première fois formellement explicité la différence entre les nouveaux dépôts en livres et en dollars (soumis à aucune restriction anormale) et les anciens (qui font partie du passif que le Liban doit épurer dans le cadre de son redressement). Comme le rappelle Nadim Daher, le Parlement et le gouvernement sortant ont aussi contribué à faire avancer le processus d’unification du taux de change sans toutefois jamais pleinement l’assumer.

Dès fin 2020, le ministre des Finances de l’époque Ghazi Wazni a publié une première décision (n° 1/893 demandant aux entreprises de tenir compte du taux du marché parallèle pour enregistrer leurs transactions). Il y a eu ensuite le budget de 2022, calculé sur la base d’un taux de change à 15 000 LL, mais sans l’annoncer, et qui comportait certaines taxes exigibles en dollars. Le passage du taux officiel de 1507,5 LL à 15 000 LL pour un dollar s’est fait le 1er février 2023 de la manière la plus indirecte qui soit, avec une annonce sommaire de l’ancien gouverneur Riad Salamé à l’agence Reuters le 31 janvier puis un changement de taux effectué sur le site de la BDL. Le Conseil des ministres a enfin adopté en avril de la même année un décret (n° 11 230) imposant d’abandonner le taux de 15 000 LL pour le calcul de la TVA sur les produits tarifés en dollars (dans une économie déjà presque totalement dollarisée) au profit d’un système l’alignant de facto sur le taux du marché.

« La circulaire n° 167 est la première norme publiée depuis le début de la crise qui indique clairement qu’il n’y a plus qu’un seul taux de référence, celui publié par la BDL et qui est actuellement aligné sur le marché, soit 89 500 LL pour un dollar. Avant ce texte, les autorités n’ont jamais clairement défini le taux de change que les sociétés devaient appliquer pour établir leurs comptes », explique M. Daher. « Le gouverneur par intérim Wassim Manssouri voulait que le gouvernement ou le Parlement l’assument en premier, mais il s’est finalement résolu à le faire », conclut-il.

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Difficultés en cascade

Toute le monde s’accorde pour prévenir que l’unification du taux ne constitue pas une fin en soi, en commençant par le gouverneur p.i. de la BDL en place depuis fin juillet 2023, Wassim Manssouri, qui presse les autorités d’adopter les autres réformes nécessaires pour en faire un outil opérationnel pour le redressement du pays. « Il s’agit de la loi instaurant un contrôle des capitaux, pour protéger les banques de l’une des conséquences directes de l’unification du taux de change, qui est que tous les dépôts en devises qu’elles détiennent devraient être libérés en dollars ou alors en livres au taux du marché ; de la loi de restructuration du secteur bancaire et de celle organisant la répartition des plus de 70 milliards de dollars de pertes nettes du système financier libanais », résume Nadim Daher.

Le FMI a également averti dans sa déclaration que le travail est loin d’être terminé et que la BDL ne peut pas tout faire toute seule. « Les mesures prises par la BDL soulignent également la nécessité de restructurer le secteur bancaire pour relancer la croissance et maximiser les montants qui pourront être restitués aux déposants », a insisté Frederico Lima, faisant référence aux quelque 90 milliards de dollars de dépôts encore ciblés par les restrictions bancaires. « Nous exhortons le gouvernement et le Parlement à prendre des mesures supplémentaires à cet égard, notamment en adoptant les lois nécessaires au lancement du processus de restructuration des banques », a-t-il également appelé.

Riad Obegi se montre, pour sa part, critique sur la voie que semblent privilégier les autorités, à savoir continuer d’injecter des liquidités en devises au compte-gouttes (comme c’est le cas avec le maintien de mécanismes comme celui de la circulaire n° 166), une approche qu’il juge « contre-productive ». « Également, déclarer que la BDL ne doit rien aux banques, alors que ces dernières y ont en dépôt plus de 80 milliards de dollars, revient à annoncer qu’aucune banque n’est solvable. Certes, la BDL n’a pas en liquidité immédiate 80 milliards de dollars (elle a près de 9 milliards), mais l’économie libanaise n’a pas besoin de plus de 4 milliards pour être relancée (ce que la BDL a). L’espoir que de nouvelles banques viendront remplacer les anciennes sans que le mode opératoire de la BDL change relève d’un vœu pieux. Seuls des investisseurs ayant de bonnes connexions oseront s’aventurer dans un système où le capitalisme de connivence régnera », déplore-t-il.

Pour Albert Dagher, avec ou sans réformes, la conséquence majeure des mesures actuellement prises reste la hausse considérable du poids de la fiscalité et des coûts des services publics provoquée par l’adoption du budget et l’abandon du taux de change de 15 000 LL. « Tous les acteurs de l’économie vont chercher à ajuster leurs prix, ce qui va immanquablement appauvrir une majorité de Libanais. Comme les contrôles sont insuffisants, de nombreux abus sont également à craindre », constate-t-il. L’économiste souligne également que cette unification a aussi entériné la dévaluation de tous les engagements passés de l’État et de la BDL en livres.

Nadim Daher alerte enfin sur le fait que le Parlement a finalement exclu de la version définitive du budget de 2024 la disposition permettant aux entreprises d’ajuster leurs actifs (comptes bancaires bloqués, créances et dettes ainsi que le stock et les immobilisations mais avec un accord préalable du ministère des Finances) de l’effet de la dévaluation de la livre sans que cet ajustement de la valeur soit soumis à l’impôt. Cette mesure aurait permis aux entreprises d’ajuster leurs bilans en le réévaluant au cours du marché (sans impact fiscal injustifié) pour les rendre plus lisibles en conformité avec la norme IAS 21.

Concrètement, un bien qui valait 1 000 dollars était converti au taux de 15 000 LL dans la déclaration faite à l’administration fiscale avant le budget de 2024. Après son entrée en vigueur, il devrait être converti à 89 500 LL pour un dollar et la différence entre les deux montants sera taxée. « C’est un très mauvais coup pour les entreprises qui comptaient sur cette mesure pour corriger leurs états financiers de l’effet de la dévaluation », regrette l’expert-comptable.

Le Parlement a d’abord adopté le 26 janvier un budget pour 2024 élaboré sur une base très remaniée d’un projet du gouvernement sortant de Nagib Mikati. Le texte, qui doit être publié au Journal officiel ce jeudi, efface toute référence au taux officiel de 15 000 LL pour un dollar, ou de l’ancien de 1 507,5 LL pour un dollar, dans le calcul des impôts, taxes et autres frais...

commentaires (6)

Les crapules bancaires (inclus les Mansouri, Obegi et aussi les economistes vendus comme Dagher) oublient sciemment le taux de 15000 LL toujours applique aux depots des epargnants. La canaille n'a plus aucune honte a exposer son "plan" qui consiste a aligner toute l'economie du pays sur un seul taux de change, SAUF l'epargne des Lubanais. Tfeeeeehhhhh Gibier de potences.

Michel Trad

20 h 02, le 07 février 2024

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Commentaires (6)

  • Les crapules bancaires (inclus les Mansouri, Obegi et aussi les economistes vendus comme Dagher) oublient sciemment le taux de 15000 LL toujours applique aux depots des epargnants. La canaille n'a plus aucune honte a exposer son "plan" qui consiste a aligner toute l'economie du pays sur un seul taux de change, SAUF l'epargne des Lubanais. Tfeeeeehhhhh Gibier de potences.

    Michel Trad

    20 h 02, le 07 février 2024

  • Quelle usine à gaz! Même un Nobel d'économie et finances n'y comprendrait rien! Une confirmation tout de même: Only in Lebanon!!

    otayek rene

    12 h 46, le 07 février 2024

  • Qu’on arrête de parler de parlement de gouvernement ou de République. Ce pays est régi par une bande de mafieux qui ont pillé le peuple et le pays et sont ils là pour pondre des lois, ou appliquer celles exigées par les voleurs vendus, dans le but de les protéger et faire fructifier le fruit de leurs larcins. Point

    Sissi zayyat

    12 h 36, le 07 février 2024

  • Un charabia qui nous est d’aucune utilité. Cogitez plutôt à nous rendre nos dépôts illégalement séquestrés par les banques qui se justifient par les circulaires de la BdL complice du plus grand hold up de tous les temps. Etat, BdL et banquiers, tous les mêmes gangsters et la même pourriture. L’Histoire retiendra que vous êtes des de gets de la Société qui ont mis dans la dèche 95% des libanais en s’enrichissant outrageusement eux mêmes et leurs proches.

    Lecteur excédé par la censure

    09 h 38, le 07 février 2024

  • Un papier très documenté avec des témoignages et des infos de première main qui permettent de bien comprendre le virage en cours. Mais je persiste à penser que ledit virage sera quasi-indolore l’économie étant dollarisée en très grande partie. Et puis il est temps que l’Etat se refasse une santé pour assurer des prestations essentielles et contribuer au remboursement des déposants. Il serait intéressant de connaître le nouveau taux de pression fiscale à la lumière de ce budget.

    Marionet

    23 h 19, le 06 février 2024

  • L’exemple est bienvenu mais il y a une coquille: le taux de conversion est, je suppose de 89500 LBP et non 8500. Le neuf fait toute la différence entre le neuf et l’ancien.

    Marionet

    23 h 14, le 06 février 2024

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