Le titre tout d’abord interpelle : Salade de crabe. Un intitulé glamour/chic. Une entrée fraîche sur le menu d’un restaurant haut de gamme de la Côte d’Azur. Comme un coup de pied, une chiquenaude à la réalité froide, glauque et immanquablement sordide des hôpitaux. Une manière de dire qu’on sera toujours là et qu’on entend savourer pour longtemps encore tout ce qui compte dans la vie, c’est-à-dire le superflu…
Sur la couverture, l’homme apparaît comme un lutteur, voire un boxeur. Le regard est direct, perspicace, quelque peu narquois certes comme pour narguer la sale maladie, mais en fin de compte, plutôt apaisé. La taille est grande, la carrure solide et le visage buriné de ceux qui gardent les stigmates d’un passé jamais passé, n’esquivant pas les coups, mais les rendant à l’ennemi méthodiquement, non sans avoir auparavant soigneusement étudié ses points faibles.
À la lecture, une dualité constante et une ambivalence assumée marquent l’ouvrage : d’une part, l’auteur est un maronite d’une grande famille de Deir el-Qamar, solide comme le roc de sa montagne et, en même temps, un esthète urbain et raffiné, rompu aux charmes de la vie beyrouthine à l’européenne.
D’autre part, si dans cet itinéraire d’un cancer du poumon découvert fortuitement en 2006, l’auteur, un économiste réputé, professeur d’université, proche de Raymond Barre et banquier de renom, se propose, comme il le précise d’emblée, « d’offrir un raccourci utile à celles et ceux qui vivent une épreuve similaire », son parcours, aussi exemplaire soit-il, ne manque pas d’être éminemment personnel et riche à plus d’un titre.
De ce fait, l’ouvrage, multidimensionnel se lit à plus d’un niveau :
-Le premier niveau s’inspire clairement du mot de Goethe : « Si tu veux connaître ton ennemi, il te faut pénétrer dans le pays de ton ennemi. » C’est à cette tâche de connaître le cancer, son ennemi intime, que s’attelle Freddie Baz dans une large partie du livre, révélant avoir lu plus de cent cinquante ouvrages sur la maladie et être abonné à des revues scientifiques spécialisées sur la question. Ainsi, à la folle anarchie des cellules de son corps, il choisit d’opposer la rationalité de son savoir. À cet égard, le livre peut être lu comme un ouvrage informatif. Et il ne s’agit pas seulement de comprendre, mais aussi – réflexe d’enseignant – de communiquer le savoir acquis. À cette fin, l’auteur n’hésite pas à insérer dans le livre des enquêtes, des études et des statistiques et à collectionner (il est aussi un collectionneur d’art reconnu) des informations qu’on ne trouve habituellement que dans les ouvrages de médecine.
-Le deuxième niveau s’inspire de la démarche pragmatique – voire quelque peu cynique – d’un agnostique qui se dirait, face à un danger mortel, que finalement on ne perd rien à croire (ou à s’efforcer ou à faire semblant de croire). À cette fin, Baz ne dédaigne aucune voie et ne fait la fine bouche devant aucune méthode : de la sagesse bouddhiste à L’Art de la guerre de Sun Tzu, de la méditation à la musique, de la lutte contre la pollution chimique et environnementale au recours à Notre-Dame des Victoires, jusqu’à la connaissance des aliments anti-cancéreux, à la marche et à la thérapie par l’art, tout est bon à prendre, à combiner et à amasser pour venir à bout de l’ennemi.
-Le troisième niveau est culturel et généralement occulté par les ouvrages sur cette maladie, d’ailleurs peu nombreux dans cette partie du monde. C’est celui du regard des autres, en Orient, sur la personne atteinte de cancer, un regard chargé d’une peur superstitieuse et de tabous séculaires tels qu’ils justifient le choix de certains malades de garder le silence sur leur maladie. À ce sujet, l’auteur relate, dans une scène saisissante, poignante par sa sobriété, son retour dans le monde professionnel et le regard « qu’il n’oubliera jamais » que les présents ont posé sur lui « comme s’il était un fantôme ou un vampire, un rappel qu’on appartient désormais au monde des morts-vivants ».
-Le quatrième niveau est psychanalytique et cathartique et l’auteur s’y montre d’une remarquable lucidité envers lui-même. Il y exprime son désir de se réapproprier son corps, instrumentalisé par les traitements et les médecins. Il y revient sur son enfance avec un père autoritaire et hermétique, lui ayant transmis le devoir de ne jamais exprimer ses émotions. Il y relate son hyperactivité acharnée et son désir forcené de réussite professionnelle et de reconnaissance sociale, cette forteresse de perfection inexpugnable qu’il avait bâtie, sachant que « ce sont les forteresses qui sont les points faibles de tout dispositif militaire ». Tous ces éléments refoulés auraient participé à la genèse de son stress, nid reconnu de la pathologie cancéreuse. Enfin, le retour du cancer dans la famille, comme un récidiviste mal repenti (après la mort traumatisante d’une jeune sœur d’une forme incurable de la maladie) faisait que la catharsis par l’écriture, donc par l’expression publique, s’imposait à l’auteur comme une voie de salut incontournable.
-La cinquième dimension est, à notre sens, la plus émouvante. Elle affleure, par petites touches, au fil de l’écriture, tapie à l’ombre de termes scientifiques et d’explications savantes : « les appréhensions qui souvent, dans le noir intense de la nuit, se traduisent par des crises et des larmes » et, plus loin, « ma privation de sommeil due à mes angoisses existentielles ». Elle ramène ce grand gaillard courageux et combatif à sa dimension d’enfant terrorisé, comme tout humain, par la perspective de la mort et par son mystère. Sans doute, ce qui unit le mieux tous les hommes.
En somme, on pourrait reprendre pour qualifier à la fois cet ouvrage et son auteur, les mots de Gramsci : « le scepticisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ».
Salade de crabe. Ma rencontre avec le cancer de Freddie C. Baz, Antoine, 2023, 304 p.